samedi 24 septembre 2011

LE PROCES DE FALAISE 1386

RENTREE SOLENNELLE DE LA CONFERENCE DU STAGE ET

DU BARREAU DE PARIS

4 DECEMBRE 2009

THEATRE DU CHATELET

***

DISCOURS DE LOUISE TORT

DEUXIEME SECRETAIRE DE LA CONFERENCE

Un procès important a beaucoup plus

d’influence sur la vie d’un peuple que

1.000 billevesées mathématiques et

100.000 discours sur les prix d’Académie.

VOLTAIRE



Monsieur le Bâtonnier,

Mesdames et Messieurs,

Chers Confrères,

Tout va bien.

Tout va bien.

Rien ne sert de s’inquiéter, elle est là, juste de l’autre côté.

2

Traversez la Seine en sortant du Châtelet, et vous la verrez : Sereine, elle sait prendre

le temps et la peine de se concentrer sur l’essentiel, de s’intéresser à ce qu’il y a de

plus important, pour vous, pour nous, pour nos enfants.

Entrez dans une salle d’audience, et vous l’entendrez : Rassurante, elle sait chaque

fois trouver les mots pour soigner même les pires des maux.

Elle sait quand il le faut, se donner les moyens d’arriver à ses fins.

Attendez le délibéré et vous l’admirerez : Indépendante, elle sait que l’exemplarité de

l’impunité ne saurait être tolérée, et que bien entendu, les coupables sont toujours

parmi les prévenus.

Oui tout va bien, car elle est là, elle nous protège, la belle, la grande, l’immaculée

Justice de FRANCE.

Celle qui nous éblouit chaque jour de ses lumières, et qui sait bien comment, pour

panser nos plaies, nous devons traiter les barbares de notre temps.

Alors, en ces temps troublés, profitons de ce jour de rentrée, de commémoration du

passé, pour célébrer ensemble notre grand destin, et nous rappeler que ce grand

dessein était engagé il y a bien longtemps déjà.

Ainsi, en 1386, se dressait non loin d’ici, dans le bassin de Normandie, une Cité

puissante et convoitée, dont la justice punissait déjà les barbares du moment, et

parvenait ainsi à protéger et à rassurer les pauvres gens.

FALAISE, Capitale du HOULME, régnant tant sur les francs que les Normands,

réunit alors pas moins de 336 paroisses.

Elle est dirigée, depuis 6 ans déjà, par le Vicomte REGNAULT RIGAULT,

représentant du Duc de Normandie, et du Roi de France,

Un Vicomte qui, chargé d’exercer la justice sur la roture et le tiers état, permit à cette

Cité de s’illustrer aussi par un grand procès.

Tout commence alors que s’écoulent les premières heures de cette nouvelle année.

FALAISE, endormie, respire le calme et la sérénité.

Les festivités de la veille, présidées par le vicomte REGNAULT RIGAULT en

personne, se sont merveilleusement déroulées, et dans le silence de la nuit noire, on

peut encore entendre résonner les rires et les chants des enfants ;

Mais quand la brume vient chasser l’obscurité et commence à entourer les épais

remparts de la ville, quand les premiers rayons de l’année viennent se poser sur les

murs de l’Eglise de la Trinité, le silence est presque parfait.

3

Lorsque soudain, un cri, effroyable, un hurlement venu du tréfonds des enfers,

transperce la ville endormie et glace chaque esprit.

Rue des Capucins, Marie de MEAUX, à genoux dans un recoin de la métairie, tremble

de tout son être, ses mots semblent incohérents.

Elle pleure, elle crie, elle prie, elle mendie, elle maudit :

- « Du sang, du sang ! Mon enfant ! Aidez moi ! Monstres !

Mon Dieu, qu’avez vous fait ? »

Marie tient dans ses mains le corps sans vie de l’enfant qu’elle avait tant désiré,

qu’elle avait si durement mis au monde seulement trois mois auparavant, et dont les

grands yeux si éveillés avaient généré tellement de fierté.

Maculée du sang de sa chair, elle tient tout contre elle son corps désarticulé ;

Pour ne pas le voir, mutilé, le bras presqu’intégralement arraché, retenu seulement

par quelques lambeaux de chair ensanglantée,

Pour ne pas le voir, défiguré, l’oeil, entièrement exorbité, la joue, déchiquetée.

Son fils adoré, qui venait à peine d’avoir un nom, n’avait plus de visage.

Alors Marie ne comprend pas pourquoi, elle ne comprend pas comment, il peut se

trouver là, meurtri, froid, dans ses bras.

Et comme si son coeur avait pu le lui dire, contre le sien elle le serre, encore, encore,

plus fort.

Petit à petit, comprenant d’où proviennent ces grands cris qui confinent à la folie, la

foule s’est progressivement attroupée autour de la demeure endeuillée.

Elle sait désormais pourquoi Marie, si discrète et si polie, ne peut ce matin retenir ses

hurlements de désespoir.

Face à l’horreur, à la douleur,

Face à l’enfant massacré, à ses parents anéantis,

la foule se joint, la foule s’incline, la foule s’inquiète.

En ce 1er janvier 1386, sous le choc de l’impensable, de l’innommable,

FALAISE tremble,

FALAISE n’est plus qu’une immense rumeur

FALAISE a peur.

Jean, le père de l’enfant, décide de raisonner :

Il va donc s’armer.

4

Maçon, il s’empare de tous les outils en sa possession, pour dénicher et terrasser de

ses mains l’infâme, le monstre qui a osé s’en prendre aussi sauvagement à son

nourrisson.

Il fait le tour de son établi, arpente chaque recoin de la métairie, fouille chaque pièce

de sa petite maison ;

Mais rien.

Alors, comme lui, les hommes décident eux aussi de raisonner :

Ils vont donc s’armer.

Lames, pelles, pieux, torches, arcs, lances, masses ; les chiens sont lâchés sur la piste

de l’infâme, la battue est lancée dans toute la Cité.

Chacune de ses ruelles creusées est arpentée, chacune de ses maisons de châtaigner

est fouillée, chaque porte dérobée est enfoncée.

Et très rapidement, le coupable, ce monstre, cette bête, est débusqué.

Il ne fut en effet pas besoin d'aller bien loin :

C’est le voisin de Jean qui l'a trouvé vautré près de la porte de son grenier.

Encore couvert du sang frais de sa pauvre petite victime, celui que toute la ville

recherchait s’était simplement assoupi là, se reposant tranquillement de son forfait.

Aidé de la foule ameutée par ses cris, le voisin de Jean le roue de coups de poings, de

pieds, de masse, de bâton.

Avant même de se réveiller, le meurtrier est assommé, neutralisé, saucissonné.

Chacun découvre alors stupéfait, qu’il n’est autre que ce vagabond qu’on a pris

l’habitude de tolérer, et qu’on se souvient tous avoir croisé la veille ou l’avant-veille

dans les rues de la Cité.

La garde se saisit alors du nauséabond prisonnier, lui évitant ainsi d'être lynché par la

foule, qui l'accompagne d’un cortège d’insultes et de cris jusqu’au château, où il sera

mis aux arrêts.

Tandis que ses hommes prennent en charge le meurtrier conspué, Colin GISLIN, le

lieutenant général du Vicomte REGNAULT RIGAULT, dûment avisé et missionné,

s’emploie à rassurer la foule déchainée :

- « Falaisiens, gens de bien, voilà l’assassin !

L’assassin du pauvre petit infant de notre ami et frère Jean !

L’assassin, dont le corps, et même les dents, sont encore souillés de son sang

innocent!

5

Cet étranger, nommé Claudon selon les premiers éléments découverts par ma

garnison, sera, soyez-en certains, sévèrement puni et châtié pour son crime, au nom

de notre bien aimé Vicomte REGNAULT RIGAULT !

Ainsi, le bon Jean de MEAUX sera vengé, et une telle monstruosité, je vous le

promets, ne se reproduira jamais ! »

Sur ordre du Vicomte, le meurtrier nommé Claudon est immédiatement jeté au

cachot dans le Donjon du Château.

Dès lors, précisait la lettre de cachet du Duché :

« Le coupable sera traité comme il l’a mérité, sans pouvoir propager son

immoralité ; Et la procédure sera efficacement menée. »

L’affaire est confiée au Sieur Guillaume LE DIACRE, Promoteur des causes d’office

de la Vicomté ; seul et unique inquisiteur et enquêteur d’une Justice saine, sereine et

équitable, chargé de procéder, avec l’aide de ses gens et de ses substituts, à

l’instruction criminelle de la sordide affaire.

Mais, extrait de son cachot dès le lendemain des faits, Claudon lui, ne semble pas

disposé à favoriser la manifestation de la vérité.

Loin de s’expliquer et d’implorer le pardon lors de cette première comparution,

l’infâme ne daigne même pas écouter les questions.

Son regard vide et cruel reste fixe et droit, puis s’agite de manière insensée, mais dans

tous les cas, et c’est à désespérer, il ne répond pas.

Après une journée entière de questions sur les faits, aucun mot n’aura été prononcé

par ce maudit Claudon. Il sera donc décidé de lui appliquer la Question.

Car si sa culpabilité est d’ores et déjà avérée dans ce dossier, il a bien du sang sur les

dents, il manque encore aux Falaisiens une réponse qui seule pourrait leur apporter

la paix : Quand ?

Quand Claudon a-t-il mordu et dépecé sa victime ?

A quelle heure a-t-il osé dévorer la chair ce petit ?

Avant ou après minuit ?

Jeudi, ou Vendredi ?

Car si au-delà de l’atrocité de son crime, Claudon est allé jusqu’à violer la loi divine,

jusqu’à transgresser le commandement sacré, en osant consommer de la chair un

vendredi, sa peine doit en être lourdement aggravée !

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C’est pourquoi, dans un cas, il sera étranglé et pendu, alors que dans l’autre, il sera

brûlé vif.

La réponse à cette question est ainsi absolument cruciale, et puisqu’il se refuse à

toute déclaration, la Question de Claudon, résolument indispensable.

Le lendemain, il sera donc Questionné, jusqu’à ce qu’il se décide enfin à parler.

Dès les premières heures de la matinée, Claudon est installé, solidement attaché,

pour être, un peu, écartelé.

Et là, mais qui pouvait en douter?

Face à la douleur de ses responsabilités, l’infâme, dont la veulerie était allée jusqu’à

s’en prendre à un nouveau né, s’est comporté comme ce que chacun savait déjà qu’il

était : un lâche ! Car, enfin, il a parlé.

A la question : « Claudon, vous avez dévoré l’enfant de Jean de MEAUX, le

reconnaissez-vous ? Bourreaux, faites avancer les chevaux! »

Il a crié.

A la question : « L’avez-vous, Claudon, dévoré avant minuit ? Bourreaux, faites

avancer les chevaux ! »

Il a crié.

« L’affaire est faite », s’exclame LE DIACRE, avant d’intimer à sa garde l’ordre de se

saisir du meurtrier pour le ramener au cachot.

Mais assoiffé de vérité absolue, Colin GISLIN, le lieutenant général du Vicomte,

intervient et exige que Claudon soit ramené à la question pour une ultime

interrogation, bien plus importante encore :

« L’avez-vous Claudon, dévoré après minuit ? Bourreaux, faites avancer les

chevaux ! »

Il a encore crié.

« Cette fois, l’affaire est faite », proclame Colin GISLIN.

« Il ne vous reste plus qu’à adresser le rapport de votre tabellion au Vicomte, dont je

sais qu’il s’impatiente déjà de juger ce scélérat. »

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Chaque jour depuis le 1er janvier, le Vicomte REGNAULT RIGAULT reçoit en effet

Jean de Meaux et ses proches au Château.

Il leur assure quotidiennement qu’il rendra justice à leur malheureux enfant, dont il

se sent tout autant le parent. Il en va de son honneur et de son autorité.

Le Vicomte est donc immédiatement informé que l’enquête est terminée, et fixe lui

même le procès au 8 janvier sur la place de l’Eglise de la Trinité.

L’infâme Claudon y sera jugé publiquement par le Vicomte et les sages qu’il aura

désignés pour l’entourer.

Chacun est convié, tous les villageois et paysans doivent en être avisés.

Le moment est venu, pour qu’enfin, Justice soit rendue. Nous sommes le 8 janvier.

Rapidement, la salle d’audience, qui n’est autre que la place du Marché devant

l'Eglise, est pleine ; la Place de FALAISE déborde.

Et lorsque le Vicomte et sa Cour font leur entrée, ils sont littéralement acclamés :

« Pas de pitié ! Que Jean de MEAUX soit vengé ! » Crie l’assemblée.

Pour les apaiser, REGNAULT RIGAULT fait un geste de la main, permettant ainsi à

sa Cour de s’installer dignement, alors que progressivement, le silence se fait.

Sur sa droite, LE DIACRE, le promoteur des causes d’office, accompagné de ses

substituts et de ses gens, est déjà attablé, serein et décontracté.

A gauche mes Chers Confrères, mais plus bas, beaucoup plus bas, un homme, petit,

plutôt gras, un peu difforme, est assis derrière une petite table.

Et devant lui, une lourde chaîne a été scellée.

Subitement, la tension monte, des mouvements se font sentir devant le Château.

Des cris de haine s’élèvent de plus en plus fort, de plus en plus près, jusqu’à

enflammer tout entière la Place de la Trinité.

L’accusé est avancé.

Les Falaisiens cessent de crier, de parler, puis se mettent à chuchoter, et se taisent

enfin. Lorsque Claudon est enchaîné, le silence est complet.

Le Vicomte rappelle les termes de la prévention,

Les faits sont exposés, en commençant par le détail des atroces blessures de l’enfant

et le résumé des hypothèses qui peuvent être formulées.

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Mais ce faisant, REGNAULT RIGAULT semble particulièrement indisposé, au point

d’hésiter plusieurs fois à s’arrêter.

Et lorsqu’il en vient au récit de l’interpellation, exaspéré, il s’interrompt, et se tourne

vers Claudon:

« C’est vous ? C’est vous qui empestez comme ca ? »

Là, le petit homme se lève,

Et les regards se détournent alors un instant de Claudon.

« Monsieur le Vicomte, Monseigneur, Votre Honneur,

Je dois à la vérité de dire qu’il est vrai que mon client sent extrêmement mauvais.

Mais si vous me le permettez, je souhaiterais simplement souligner,

En ma qualité de défenseur public du nommé Claudon,

Que ceci est moins lié à sa volonté, qu’à sa condition… »

« Dois-je comprendre que vous vous permettez de stigmatiser nos conditions de

détention ? Que la défense ose se plaindre de ce que nous lui faisons, alors que votre

client lui, n’a connu aucune pitié pour un pauvre nourrisson ! »

« Oh non, Monsieur le Vicomte, Monseigneur, Votre honneur,

Je souhaitais simplement, respectueusement attirer votre lumineuse attention sur le

fait qu’il est impossible à mon client de n’être point nauséabond, puisque c’est un

cochon... rien qu’un cochon. »

Reconnaissant à ce truisme une certaine pertinence, le Vicomte ordonne que, pour

couvrir l’empestation, l’accusé soit arrosé.

Puis il termine son exposé des faits, et donne la parole à LE DIACRE, sur les

déclarations faites par Claudon.

Il est alors longuement question du déroulement de la Question et ainsi, des aveux du

cochon.

Puis la Cour d’entendre les parents du petit Jean, venus dignement témoigner de la

douleur qui leur était infligée, et dire à quel point ils étaient terrassés par la mort

affreuse de leur petit enfant.

Enfin, s’adressant à ses deux sages acquiesçant, le Vicomte rappelle qu’au delà de

l’impérieuse nécessité de venger Jean, l’éventualité que ce crime ait été commis le

vendredi, doit impérativement être sanctionnée d’une peine d’autant plus sévère

qu’exemplaire.

« Pour qu’ils comprennent !

Bon, nous en avons terminé. L’accusé souhaite t-il dire quelque chose ? »

9

« Non, merci », répond le défenseur après avoir sondé le cochon.

LE DIACRE a maintenant la parole pour ses réquisitions.

Naturellement, il demande que l’on condamne Claudon à la hauteur de la gravité de

ses actes et de ses évidentes intentions.

Il rappelle dans quelles atroces conditions, le pauvre petit a été mutilé, dépecé,

arraché à la vie, à une existence qui lui aurait tant souri.

Il exhorte la Cour à songer à ses parents, rongés par le chagrin, privés pour l’éternité

d’un de leurs adorés chérubins, dans lequel ils avaient placé tant d’espoirs,

aujourd’hui devenus vains.

Il évoque le mal causé à toute la Cité, FALAISE, meurtrie par ce crime, FALAISE

meurtrie par l’indécence, le sacrilège, la barbarie.

« Il n’explique rien, il ne s’excuse point.

Il n’a fait montre d’aucune pitié, d’aucun respect !

Il a commis le pire, il est le pire, il mérite le pire. »

Puis, la parole est au petit défenseur qui se lève, vaillant.

« Monsieur le Vicomte, Monseigneur, Votre Honneur,

Si vous me le permettez, je souhaiterais seulement ajouter qu’il se peut parfaitement

que le crime reproché à mon client ait été commis avant et non après minuit.

Car dans la mesure où lors de la Question, Claudon a répondu de la même façon aux

interrogations successives sur ce point, ses aveux ne démontrent rien. »

Et le défenseur se rassoit.

Le Président parle, les sages opinent du chef. Et la Cour de se retirer, sous les

encouragements de la foule.

Le lendemain, elle rend son délibéré, proclamé sur la Place de la Trinité, avant d’être

signifié à Claudon, dans son cachot :

« Claudon, vous êtes déclaré coupable du crime d’avoir, dans la nuit de jeudi à

vendredi, et en tous cas depuis temps non prescrit, dévoré le petit de Jean de

MEAUX.

Et en répression, La Cour vous condamne à être mutilé comme vous l’avez mutilé,

avant que d’être pendu sur la Place publique. »

10

La foule attend impatiemment l’exécution de Claudon.

Pendant qu’on avance la potence, le condamné est retiré pour être préparé.

Il se voit alors habillé : d’une veste, d’un haut de chausses, de beaux gants blancs aux

pattes avant, de chausses aux pattes arrière, et d’un masque à figure humaine.

Puis le bourreau de FALAISE vient le chercher pour le conduire devant le Vicomte et

sa Cour.

Là, sous les acclamations de la foule, il brandit sa hache et arrache à l’animal hurlant,

un bout de groin et un bout de patte, qui tombent au sol silencieusement, dans ce

vacarme assourdissant.

Ensuite, on le traîne jusqu’à la potence.

Devant lui, monté sur son cheval orné pour la cérémonie, le Vicomte recueille ses

dernières déclarations, avant de le faire pendre à l’envers à une fourche de bois, ainsi

que l’exige la tradition.

Justice a été rendue à FALAISE, et la ville entière acclame son prince.

Porté par cette liesse, le Vicomte parade à cheval.

Mais son regard satisfait se pose alors sur le visage blêmi et baigné de larmes de

Marie.

Pensant y lire de la déception, le Vicomte ordonne sur-le-champ que l’on détache

Claudon de la potence et qu’on le fasse traîner par une jument à travers toute la ville,

jusqu’à la métairie de Jean.

Après ce nouveau supplice, le corps du cochon nommé Claudon, vidé d’une partie de

son sang, mais probablement toujours vivant, sera finalement brûlé, sur la Place de la

Trinité.

Telle est la décision de Justice rendue et exécutée par la Vicomté de FALAISE le 9

janvier 1386, telle qu’actée par le Tabellion GUIOT DE MONTFORT, et dont il ne

nous reste aujourd’hui qu’une quittance, destinée à rémunérer le bourreau :

« 10 sous et 10 deniers tournois pour sa peine, ce dont il se dit bien content ;

Et 10 sous pour des gants neufs ».

Pourtant, afin de garder la mémoire du grand événement, le Vicomte avait fait

peindre, dans l’Eglise de la Trinité, une immense et magnifique fresque, que l’on mit

des années à achever.

11

L’enfant dévoré et l’un de ses frères y sont représentés sur le mur occidental de la

croisée méridionale de l’Eglise, proche de l’escalier qui mène au clocher, couchés côte

à côte dans un berceau.

Puis, vers le milieu de ce mur, sont peints la potence et Claudon, habillé sous la forme

humaine, que le bourreau pend, en présence du Vicomte à Cheval, un plumet à son

chapeau, le poing sur le côté, regardant triomphant cette exécution.

Souvenir de la belle, la grande, l’immaculée Justice de France, qui, pour panser ses

plaies, ne connaît que vengeance et exemplarité.

Depuis, on s’est efforcé de l’effacer, de masquer la grande fresque de l’Eglise de la

Trinité. Et en 1820, on l’a recouverte d’une épaisse couche de chaux, la camouflant

sous un grand monochrome blanc.

Mais progressivement, doucement, la chaux, avec le temps, disparaît.

Alors ne vous y trompez pas, elle est là, juste de l’autre côté.

Car aujourd’hui comme hier,

Pour exorciser le malaise du peuple, lui redonner un peu confiance dans le rythme

des jours, pour chasser de lui l’impression que quelque chose s’est brisé au-dessus de

sa tête, et qu’il est à la merci d’autres fléaux, et d’autres catastrophes, il ne faut

jamais le frustrer d’un coupable, d’un procès ou d’une exécution publique, à laquelle

assisterait le seigneur à cheval, coiffé de son chapeau à panache.

Et ainsi, tout va bien.

Tout va bien.

***

Merci aux Deuxièmes Secrétaires de la Conférence, à mon fils ;

Merci aux Secrétaires de la Conférence 2009, à Kyum, à Dan ;

Merci à mon père, à Karine, à Mathieu.

12

BIBLIOGRAPHIE :

« Curiosités judiciaires et historiques au Moyen Age, les procès contre les animaux»,

E. AGNEL, 1858, Paris.

« Des Jugements rendus au Moyen Age contre les animaux », L. MENABREA, 1846,

Chambery.

« Les animaux célèbres », M. PASTOUREAU, 2001, Arléa.

« Les animaux dans les procès du Moyen Age à nos jours », B. DABOVAL, 2003,

Thèse Ecole Vétérinaire Maison Alfort.

« Les bêtes criminelles au Moyen Age », A. MANGIN, 1865, Delagrave, Paris.

« Les procès d’animaux », M. ROUSSEAU, 1964, Wesmael Charlier.

« Les procès d’animaux du Moyen Age à nos jours », J. VARTIER, 1970, Hachette

Note ; La validité au plan théologique et la licéité au plan canonique des procès faits aux animaux ne fut jamais abordé, nous travaillons depuis bien des années à regrouper toute la documentation sur ces affaires afin d’apporter cet éclairage particulier et toujours omis

LE PROCES DE GUY DESNOYERS, CURE D’URUFFE



DISCOURS  PRONONCE PAR M. CESAR GHRENASSIA

DEUXIEME SECRETAIRE DE LA CONFERENCE A LA RENTREE DU BARREAU

DE PARIS ET DE LA CONFERENCE  LE 26 NOVEMBRE 2010

2

« L’art de l’âme laide. On prescrit à l’art des limites beaucoup trop étroites en exigeant que s’y exprime uniquement l’âme réglée, moralement équilibrée. Tout comme dans les arts plastiques, il y a en musique et en poésie un art de l’âme laide ; et les effets les plus puissants de l’art, briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les bêtes en hommes, c’est peut-être cet art-là qui les a surtout réussi. »

F. Nietzsche, Humain, trop humain, I, Gallimard, coll. Folio essais, trad. R. Rovini, n° 152, p. 136.

3

L’assassin dépose l’arme du crime sur son bureau. Il a laissé deux cadavres sur le bas-côté. On l’appelle pour mener les recherches. Il s’arrête à l’endroit exact où les corps ont été abandonnés.

Sous un taillis, une jeune femme est étendue. À deux pas, son nourrisson repose. Le curé rapproche le nouveau-né de sa mère.

Il récite à ses victimes une prière avant de les couvrir de son manteau.

« Je le savais, cela devait arriver » dit-il. Et comme on se presse autour de lui, il s’isole et, après avoir compulsé un livre de théologie, conclut : « je ne peux rien dire vraiment ce serait un cas d’excommunication. Je ne peux rien dire de ce que j’ai appris dans le secret de la confession ».

Quelques heures plus tard, quand on lui présente la douille retrouvée sur les lieux, il avoue et sort un couteau de sa poche.

Le curé d’Uruffe avoue aux enquêteurs ce que tout le village savait.

Il s’appelle Guy Desnoyers. Il a été ordonné prêtre à l’âge de vingt-six ans. C’est en Lorraine qu’il a toujours vécu et toujours officié, dans de petits villages de campagne jusqu’à ce jour de décembre 1956.

A Uruffe, où il est arrivé, il y a six ans, il a d’abord rencontré Michèle. Elle s’est trouvée enceinte de ses oeuvres et, sur son avis, elle a bien voulu accoucher en secret et abandonner son enfant. C’est elle, qui l’a appelée pour lancer les recherches.

À la même époque, il s’est lié avec Régine. Elle est tombée enceinte, mais elle n’a rien voulu entendre. Ses parents lui avaient pardonné.

Leur enfant allait naître, qui aurait pu avoir quelque chose de son visage, de ce regard noir, de ses joues creusées, de ce corps sec et comme traversé d’une agitation qu’on prenait pour de l’enthousiasme quand elle n’était que le signe d’une profonde inquiétude.

Il avait trahi ses voeux. Comment épargner à l’Eglise un tel scandale ?

Le dimanche, Guy Desnoyers donne un dernier rendez vous à Régine.

Au calvaire, elle l’attend, un sac de provisions à la main. Il la fait monter dans son automobile et s’éloigne des lieux habités. Ils roulent vers Pagny-la-Blanche-Côte. Il a un revolver 6,35 dans la boîte à gants. Il roule et ne parle pas.

Sans doute Régine sait-elle que son amant est d’un naturel tourmenté. Sans doute sait-elle aussi qu’il ne désire pas cet enfant, mais elle se dit qu’il va s’y faire comme il s’est arrangé de leurs rencontres secrètes.

4

Alors quand, à l’arrêt, il lui propose l’absolution, elle lui répond indifférente qu’elle a déjà demandé pardon à Dieu. Et quand il lui demande si elle lui pardonne, à lui, Guy Desnoyers, elle lui répond dans un soupir et amoureuse encore : « Depuis longtemps déjà… »

Cette parole ne lui suffit pas ; il insiste pour lui donner l’absolution. Elle descend de la voiture comme pour partir. Il saisit son revolver et la suit, sur le bas-côté, à un mètre, un mètre derrière elle presque au toucher, il tire. Il tire un coup de feu qui l’atteint à la nuque.

Elle tombe. Il la soulève pour la porter contre le taillis voisin. A quel moment se presse-t-il vers la voiture pour en allumer les phares et exécuter les dernières opérations de son rituel ?1 Il ne le sait pas.

Elle est à ses pieds. Il transperce ses vêtements et sa chair d’un seul coup de canif. Il écarte le ventre au-dessus du sexe et fait reposer l’enfant à deux pas de la mère. C’était une fille et elle était vivante, dira l’autopsie. Lui ne l’entend pas crier mais il voit qu’elle a ouvert les yeux.

Alors il lui dit quelques mots. Il récite les paroles du baptême. Et une fois l’enfant sauvé des limbes, il le défigure et le larde de coups de couteau.

Les faits sont là. Leur auteur les révèle. Comment ne plus les voir ? Comment laver la robe souillée de sang et traînée dans la boue ? Comment ne pas découvrir les victimes du manteau de leur assassin ?

Guy Desnoyers a tué pour sauver le curé d’Uruffe et pour épargner un scandale à l’Eglise. Devant le magistrat instructeur, il aurait déclaré : « je ne comprends pas comment j’ai pu penser que je ne causerai pas un scandale plus grand en tuant qu’en laissant venir au monde ».

Comment faire pour que cette voix reste enfermée dans un procès-verbal ?

Comment faire pour que les oreilles soient lassées d’entendre, les yeux fatigués de voir, pour qu’on ne puisse plus parler ?2

Il suffit de suivre le procès.

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1 Marcel Jouhandeau, Trois crimes rituels, Gallimard, p. 45.

2 La Bible, Ancien Testament, L’Ecclésiaste, I, Pléiade, p. 1504 : « Toutes les paroles se lasseront ; on ne pourra plus parler : l’oeil ne se rassasiera plus de voir et l’oreille ne sera plus comblée à force d’entendre. »

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5

A neuf heures, l’escorte livre son accusé. Il était séduisant, hyperactif et vif ; il est effacé, misérable et seul, secouru seulement par l’aumônier des prisons.

Il est curé d’Uruffe ; on l’appelle Desnoyers.

On lui choisit des jurés ; il y reconnaît ses fidèles. Sept jurés et cinq membres de l’Action catholique : ce sont ses fils.3 Un coup d’oeil à la foule où il reconnaît Mgr Lallier accompagné de l’émissaire discret du Vatican.

Interrogatoire. La préméditation : « il y a certainement eu quelque chose, je le reconnais ».4

Le coup de feu qui frappe Régine de dos et en plein crâne : « J’ai totalement perdu la tête ». « Et la scène atroce qui va suivre ? Je ne pensais pas à cette scène […] je ne peux l’expliquer ».5

Le Président règle le procès au pas de charge. À la montre, il n’est pas midi et l’on a déjà entendu Desnoyers, la mère de la victime, les comptes-rendus de flagrance, le maire et le médecin légiste.

C’est un rite, privé de son inspiration, mais qui produit son effet.

Le Président ne pose pas vraiment de question : il expose les faits et il reçoit confirmation.

Il officie. L’accusation n’a rien à ajouter. La défense n’a rien à retrancher.

Midi déjà. L’instant où le commissaire s’apprête à rendre compte de son enquête de moralité où il va dire enfin, qui était Guy Desnoyers, prêtre, assassin et infanticide.6

Le Président l’interrompt et pose alors la question du huis clos. Accord sur tous les bancs.

Et même à huis clos, pas une seule question.

Aucun témoin.

À seize heures, retour du public, fin des débats si tant est qu’ils aient jamais commencé.

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3 Claude Lanzmann, Le curé d’Uruffe et la raison d’Eglise, in Les Temps modernes, avril 1958.

4 Jean-Pierre Bigeault, Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe, L’Harmattan, Annexe 2, p. 186 et suivantes.

5 Jean-Pierre Bigeault, Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe, L’Harmattan, Annexe 2, p. 186 et suivantes.

6 Claude Lanzmann, Le curé d’Uruffe et la raison d’Eglise, in Les Temps modernes, avril 1958.

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6

Guy Desnoyers ne conteste pas les faits ; la préméditation résulte de ses aveux ; et rien dans ce qui a été dit à l’audience ne permet de lui reconnaître des circonstances atténuantes.

C’est donc en toute logique que l’avocat général Borel requiert la mort.

Robert Gasse, bâtonnier de Nancy commis d’office pour la défense de Guy Desnoyers, a peu de mots pour celui « à qui Dieu a donné l’activité du corps et refusé les richesses du sentiment ».7

Il a peu de mots, mais ceux-ci portent bien au coeur des jurés. Ils portent d’autant mieux que ces jurés ont été choisis pour l’illustration de son propos : la vie n’appartient pas aux hommes et encore moins la vie d’un curé.

Et Guy Desnoyers devant la Cour vient conclure ainsi : « Je suis prêtre, je reste prêtre, je réparerai en prêtre. Je m’abandonne à vous parce que je sais que devant moi vous tenez la place de Dieu. »8

En vérité, c’était tout autant Dieu qui se tenait à leur place que l’Eglise.

Après moins de dix heures d’audience, et une heure et demie de délibéré9, Guy Desnoyers est reconnu coupable des crimes d’assassinat et d’infanticide et le curé d’Uruffe sauve sa tête. Les jurés lui ont reconnu des circonstances atténuantes. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Procès exemplaire par sa rapidité et par cette leçon : moins l’accusé se défend et plus il a de chances d’être sauvé.

Leçon qui devrait vous séduire, Mesdames et Messieurs les Haut Magistrats, où l’avocat le plus convaincant est celui qui préfère s’en remettre à Dieu.

Mais leçon qui devrait également vous faire douter. Un esprit plus juste et impartial encore que le vôtre, il ne peut s’agir que d’un esprit saint bien entendu, siégerait ainsi à l’endroit où vous vous asseyez. Avez-vous vraiment et à chaque instant le sentiment que la place est déjà occupée ?

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7 Plaidoirie de M. le Bâtonnier, Robert Gasse, commis d’office pour la défense de Guy Desnoyers d’après les notes manuscrites aimablement communiquées par M. le Bâtonnier Bertrand Gasse.

8 Claude Lanzmann, Le curé d’Uruffe et la raison d’Eglise, in Les Temps modernes, avril 1958.

9 Frédéric Pottecher, Les Grands procès de l’Histoire, 1982, Fayard. Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 25 janvier 1958.

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7

En vérité, la Cour d’Assises de Nancy a sauvé Desnoyers parce qu’elle avait encore peur du Dieu qui l’avait fait curé. Ses jurés ont trouvé les circonstances atténuantes qu’on leur avait interdit de connaître. En refusant la mort, quelle soudaine clémence les a donc inspirés ?

Ce n’est pas le sang qui les effrayait ; il coulerait après eux et sans doute par le vote de leurs frères. Ils craignaient de verser le sang d’un prêtre. Redoutait-il aussi de le voir se relever d’entre les morts, comme Elophe, martyr et saint de Lorraine, ramasse sa tête et la porte au sommet d’une colline pour y prononcer un dernier sermon ?

Quel sermon aurait-il voulu faire ? Lui qui avait cru se rendre, corps et âme, à la guillotine, en déposant son arme sur son bureau, qu’aurait-il eu à dire sur le mal et sur le salut ?

N’avait-il pas le visage de tous les hommes ? Comme beaucoup pendant la guerre, il avait protégé un résistant, mais il n’y avait personne pour témoigner de cette bonne action. La providence hélas ! a toujours quelque chose de secret.

N’avait-il pas été choisi pour partager leur épreuve ?

Superbe quand, de sa chaire, il élevait les foules en les faisant prier pour les soldats français partis au combat !

Misérable quand quelques heures avant son prêche, il console sa maîtresse du départ de son mari pour le front algérien !

Superbe quand à la nuit tombée, ramassé sur une mobylette, il se rend à travers champs porter l’extrême-onction à un père de quatre enfants !

Misérable quand il en repart son ministère accompli, avec une voiture et un prêt de 150.000 francs, consenti par la veuve, pour le prix de ses consolations !

Superbe et misérable comme toutes ses femmes qui ne le quittent jamais et qui le suivent des années durant de Blamont à Uruffe. Elles ne se succèdent pas, elles se fréquentent et prient les unes aux côtés des autres !

Superbe et misérable comme Michèle trahie, trompée et forcée à abandonner son enfant et qui appelle son curé, au secours, la nuit du drame !

Misérable seulement la mère de la victime qui ne sait que trop que le bon curé tripote aussi sa fille de quinze ans et qui lui dit simplement de moins « chahuter avec sa dernière à cause qu’elle est bien frêle ».

8

Etaient-elles attirées par le secret ou par le prestige de la robe ? Le succès du curé d’Uruffe n’appelait-il pas toujours plus de succès et n’excusait-il pas d’avance leur faute ?

Comment aurait-il pu y mettre fin ? Ressemblait-il à ce pécheur qui pour chaque faute s’inflige autant de mortifications ? Ou, dans l’emballement des temps, qu’il rythmait de mille sorties, voyages, discours, visites avait-il assez étourdi sa conscience pour ne plus en sentir le poids ?

Je ne sais s’il ressemblait à tous les hommes, mais je crois qu’il ressemblait à tous les curés.10

Et ceux-ci comment auraient-ils pu ne pas voir ?

À Blamont, on connaît ses rapports coupables et son abbé recommande de l’envoyer bien loin et de le laisser comme vicaire à seule fin qu’il soit encore sous la coupe d’un curé.

On écrit à l’archidiacre encore et décidément il devient difficile de tout expliquer par un excès de café et de tabac.

On aurait chargé un laïc d’une enquête dont on ne sait rien.

Et pourtant, le curé d’Uruffe avait écrit à ses amis de jeunesse pour confesser sa faute. Quand Michèle est partie accoucher loin de la paroisse, il leur a dit qui était le père. Et ses amis ont alerté l’abbé du coin qui l’a convaincu de rentrer à Uruffe rendre compte à Mgr Lallier.

De leurs entretiens, chacun garde un souvenir pudique. Ceux-ci regardent-ils seulement la justice des hommes ? Il se sont écrits ; des lettres se sont perdues.

Sur tout cela, silence. Aucun de ces témoins n’est convoqué.

Après son double crime, Guy Desnoyers écrit à Mgr Lallier : « Je viens à vous comme le fils prodigue ou comme Marie Madeleine […] Je m’en remets à vous comme un fils ingrat, mais qui veut rentrer au bercail. Priez, priez, priez. »

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10 Claude Lanzmann, Le curé d’Uruffe et la raison d’Eglise, in Les Temps modernes, avril 1958.

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9

L’Eglise l’a secouru, ses fidèles l’ont épargné, mais son coeur ne s’est jamais résolu à battre sereinement.

La vérité c’est que l’âme de Desnoyers avait choisi le gibet ; que ses os avaient choisi la mort11. Dans la proximité de Dieu, il vivait et il était au désespoir de l’y trouver. Son corps tout entier témoignait contre sa foi et contre son autorité.

Desnoyers se rend à la révélation du crime et tous s’y rendent avec lui. D’une voix d’enfant de choeur, il demande pardon.12 Et, avec la même voix, il maintient que sa condition de prêtre ne lui laissait pas d’autre alternative que le crime - le mariage, le suicide ou l’exil lui étant pareillement interdits.

Pourquoi n’est-il pas mort au sortir du sein et pourquoi n’a-t-il pas expiré quand il sortait du ventre ? Pourquoi deux genoux l’ont-ils accueilli ? Pourquoi n’a-t-il pas été comme un avorton caché comme les petits qui n’ont pas vu la lumière ?13

Guy : l’arbre sous lequel on s’embrasse. Desnoyers : le bois mort auquel des noyés pensifs s’accrochent, la planche de salut qui les accompagne dans le cours des eaux. Il est l’égaré et celui qui égare, cette « tête qu’un jour Dieu a choisi pour l’épreuve des hommes et l’épreuve des siens et qui a reçu les huiles sacrées de l’ordination ». 14

Il est à la vérité cette tête intouchable lors même qu’elle s’est damnée. L’homme né d’une femme vivant peu de jours et en proie à l’agitation comme une fleur germe et se fane et fuit dans l’ombre sans s’arrêter. Il s’use comme une chose pourrie, comme un vêtement qu’ont mangé les mites ! Et c’est sur lui que l’oeil s’ouvre et qu’on amène justice ! Qui tirera le pur de l’impur ?15

Qui tirera Dieu de son ministre ? Et dans ces heures où l’accusé est toujours plus coupable, seul et menacé par un rituel dont il ne comprend rien n’est-il pas le plus proche de la grâce ?

Le curé d’Uruffe ne pouvait être condamné à mort : on ne coupe pas en deux la parole divine et l’Eglise ne s’expose pas au jugement.

Au terme de son procès, quelles circonstances atténuantes auraient pu profiter à Guy Desnoyers ? Il avait porté une robe noire et il l’avait constamment trahie.

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11 La Bible, Ancien Testament, Le Livre de Job, XIX, 20-21 : « Dans ma peau, ma chair est pourrie et j’ai rongé mes os […] avec mes dents ».

12 Claude Lanzmann, Le curé d’Uruffe et la raison d’Eglise, in Les Temps modernes, avril 1958. Voir également, Marcel Jouhandeau, Trois crimes rituels, Gallimard, p. 75 -76.

13 La Bible, Ancien Testament, Le Livre de Job, III, 11-19.

14 Plaidoirie de M. le Bâtonnier, Robert Gasse, commis d’office pour la défense de Guy Desnoyers d’après les notes manuscrites aimablement communiquées par M. le Bâtonnier Bertrand Gasse.

15 La Bible, Ancien Testament, Le Livre de Job, XIV, 1-6.

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10

Les paroles du baptême, il en avait fait une oraison funèbre ; la bénédiction du mariage, un vaudeville ; l’absolution, une indulgence. Et c’est par respect pour ses mots que le procès a fait silence. « Tout ce qui n’est pas de la foi est péché », dit Saint-Paul16. Le procès mené portes fermées et bouches closes est, lui aussi, un rituel macabre.

En sauvant sa tête, on a sacrifié la vérité. Et cependant, la vie de celui qui agit sans le sentiment de la vérité ne ressemble-t-elle pas aux paroles d’une tête qu’un mort porterait à bout de bras ?17



Monsieur le Garde des Sceaux,

Mesdames et Messieurs les Hauts Magistrats,

Mesdames et Messieurs les Hautes Personnalités civiles et militaires,

Messieurs les Bâtonniers,

Mes Chers Confrères,

La bonne nouvelle est déjà arrivée, elle est toujours là18, et si les mots qui sauvent ne nous viennent pas toujours, que la parole ne nous serve pas à masquer l’abandon de notre foi.

A sa dernière heure, il était avec le larron et le larron à chaque heure s’adresse à nous et dit : « vous passerez le bonjour au curé d’Uruffe ».

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16 La Bible, Nouveau Testament, Saint Paul, Epître aux Romains, chapitre XIV, 22-23 : « La conviction que te donne la foi, garde-la en toi devant Dieu. Heureux celui qui ne se condamne pas lorsqu’il se décide. Mais celui qui a des doutes est condamné s’il mange quand même, car il ne le fait pas par conviction de foi. Or tout ce qui ne vient pas de la foi est péché. » Sur ce sujet, voir également Discussion sur le péché, Georges Bataille, éd. Ligne, exposé du R.P. Daniélou, p. 95 : « Reste avec cela que le péché est une voie d’accès au sacré. […] Il y a [dans le sacré] un contenu qui est précisément commun au péché et à la grâce – et qui est la référence à Dieu. Ce qui constitue le péché comme tel […] c’est qu’il offense Dieu, qu’il est sacrilège. C’est là ce qui lui donne son caractère absolument irréparable, irrévocable. Or les hommes sont sous le péché et totalement impuissants par eux-mêmes à s’en libérer. « Tout ce qui n’est pas de la foi est péché » dit Saint-Paul. La prise de conscience du péché est donc l’acte décisif qui rend possible la rencontre avec le sacré – et qui permet de sortir de la sphère du moralisme ».

17 Ecrits Gnostiques, Evangile selon Philippe, 93, Pléiade, p. 365 : « Ce monde est un mangeur de cadavres. Aussi tout ce qu’on y mange est mortel. La vérité est une mangeuse de vie. Voilà pourquoi aucun de ceux qui sont nourris de vérité ne mourra ».

18 F. Nietzsche, L’Antéchrist, Gallimard, coll. Folio Essais, 33 à 36 : « Le « péché » comme tout sentiment de distance dans les relations entre l’homme et Dieu est aboli – et la « Bonne nouvelle » c’est précisément cela. La béatitude n’est pas promise, elle n’est soumise à aucune condition : elle est la seule réalité – le reste n’est que signe permettant d’en parler ».

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11

L’avocat général Parisot avait quelque chose du larron. Il avait tout du moins su imaginer ses propos. Trois jours après le procès où il n’a pu représenter le Ministère Public et l’arrêt qui épargne Desnoyers, il se dit désormais incapable de requérir la peine de mort : « si vous condamnez cet homme à mort, j’irais certes le réveiller dans sa cellule, mais ne pensez vous pas qu’il me dira : vous donnerez le bonjour au Curé d’Uruffe ? »19

Le 25 septembre 1973, Guy Desnoyers est gracié. C’est un patient travail de l’ombre qui met un terme à ses travaux forcés. En 1978, il est libre.

Desnoyers vivant, passe comme la rumeur. On l’a vu dans le Sud ou en Louisiane20. On le dit aussi en ménage avec une visiteuse de prison. On se souvient encore que sa soeur, handicapée mentale, s’est trouvée grosse par deux fois et que par deux fois, ses enfants ont été recueillis. Et l’on se met à songer que ce sont peut-être les fils de Desnoyers, frère et soeur, que le village a adopté.21

À Uruffe comme ailleurs, les corbeaux appartenaient à tous les camps, les uns sollicitant la « bonne foi » des magistrats pour qu’on le guillotine ou qu’à « tout le moins il s’empoisonne ». Les autres écrivant aux parents de Régine pour louer le bon curé et blâmer la « putain » de leur fille.22

Si le procès n’a pas l’ambition de la vérité, il expose la justice au soupçon et cède la place à la rumeur et à la calomnie.

Je ne saurais dire si la foi du curé d’Uruffe était sincère. Je ne saurais dire s’il a été sincèrement aimé. Mais je le crois et je crois que le temps le confirme. Et puisqu’on a si constamment parlé de lui, il était normal que je l’invite.

Vous donnerez le bonjour au curé d’Uruffe, aux damnés qui ont perdu le chemin de la grâce, à ces âmes en peine qui hantent le palais à la recherche du procès dont on les a privés. À ce box où l’accusé voudrait dire un mot quand on ne veut que son identité, à cette langue qu’il ne comprend pas mais dans laquelle il a su faire des aveux.

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19 L’Est Républicain, 29 janvier 1958, « Le mineur de Joudreville est condamné à 20 ans de travaux forcés. Dans son réquisitoire, l’avocat général fait le procès… du procès Desnoyers » : « […] S’il y a des avocats généraux qui tremblent dans leur robe rouge, ce n’est pas mon genre. Quand il s’agit de réveiller un condamné à mort pour aller à la guillotine, j’y vais moi-même et je n’envoie personne à ma place. Mais vous m’avez coupé les jarrets ! La défense et vous-même, Messieurs les Jurés. Il y a trois jours, tout le monde attendait la peine de mort de votre verdict. Vous avez vu défiler devant vous l’effroyable journal d’un curé de campagne qu’aucun Bernanos n’eût osé écrire. J’étais là derrière vous. J’ai pu observer des mines crispées. J’ai vu M. Gilbert Cesbron torturé en contemplant un « saint parti en enfer et ne pouvant en sortir » […] si vous condamnez cet homme à mort, j’irais certes le réveiller dans sa cellule, mais ne pensez vous pas qu’il me dira : vous donnerez le bonjour au Curé d’Uruffe ? »

20 Eric Nicolas, L’Est Républicain, 15 octobre 2010, « Le curé d’Uruffe est mort ».

21 Le curé d’Uruffe, un film de Marie David, diffusion sur 13ème rue, intervention de Pierre Hayotte, curé d’Uruffe.

22 Lettres anonymes respectivement adressées au magistrat instructeur et aux parents de la victime.

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12

Que deviennent les Eglises à la mort de Dieu sinon des tombeaux ?23 Et cette chambre que devient-elle si nous ne sommes plus unis par une dernière conviction : celle que chaque procès recèle un péril et chaque péril la promesse d’un salut ?

Celui qui est fou aux yeux du monde, celui qui est faible aux yeux du monde, celui qui est vil et méprisé aux yeux du monde, Dieu ne l’a-t-il pas choisi pour s’adresser à nous ?24

Avocats et magistrats, en tenue de conseil ou dépouillés de nos robes, ne sommes-nous pas, tous ici, dans ces murs, comme pierres et poings liés ?

« L’agonie de Dieu durera jusqu’à la fin du monde est-il écrit ; nous ne pouvons dormir pendant ce temps-là. »25

Dans la petite Eglise d’Uruffe, Pierre Hayotte a remplacé Guy Desnoyers.26

On le dit plus beau encore que son prédécesseur : est-il autant apprécié ? Dans le recueillement de l’office, il ordonne les actions et les sacrements de l’eucharistie.

Les corbeaux sont-ils là ? Michèle a-t-elle soigné son chagrin et a-t-elle trouvé un mari ? Et DESNOYERS assiste-t-il, ici ou ailleurs, à l’office ? L’ordonne-t-il en secret récitant, pour lui seul, psaumes et versets ?27

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23 F. Nietzsche, Le Gai savoir, Gallimard, coll. Folio Essais, Livre troisième, « L’insensé », n° 125.

24 La Bible, Nouveau Testament, Saint Paul, Epître aux corinthiens, I, 27 cité par F. Nietzsche, L’Antéchrist, Gallimard, n° 51 : « Ce qui est faible aux yeux du monde, ce qui est fou aux yeux du monde, ce qui est vil et méprisé aux yeux du monde, Dieu l’a choisi. »

25 B. Pascal, Mystère de Jésus, Fr. 553, édition Brunschvig des Pensées et opuscules, Paris, classiques Hachette, 1978. Voir également, Miguel de Unamuno, L’agonie du christianisme, trad. Jean Cassou, 1925, recueilli dans Anthologie de la littérature espagnole des débuts à nos jours par Gabriel Boussagol, Delagrave, 1931 : « De même que le christianisme, le Christ agonise toujours. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps là ». Ainsi écrivait Pascal dans le Mystère de Jésus. Et il l’écrivait en agonie. Car ne pas dormir, c’est rester éveillé, c’est rêver une agonie, c’est agoniser. […] Vivre, lutter, lutter pour la vie et vivre de la lutte, de la foi, c’est douter. […] Une foi qui ne doute pas est une foi morte. »

26 France Soir, 28 janvier 1958 : « En terminant son prône, l’abbé Hayotte, qui a recueilli la lourde succession du condamné de samedi, a dit : « La justice humaine a parlé… Que Dieu accorde à notre paroisse, non pas d’oublier ses épreuves, mais d’y puiser les enseignements qu’elles comportent ».

27 Le Monde, 5 juillet 1978 : « La famille [de la victime], l’ancien et le nouveau maires, jugent la dette à la société impayée. « Nous ne pouvons par pardonner à la justice. […] Il vaut mieux pour lui qu’il ne revienne pas ici. » La colère après le retour de la peur. Et s’il revenait ?... S’il lui prenait l’envie de revoir l’église ou le presbytère, même à la sauvette, même en se cachant ? La question vient hanter, certains soirs, des esprits qui ne parviennent pas à trouver le sommeil. »

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13

Chacun se lève pour recevoir l’hostie. Chacun à son tour et selon le rang. Et cependant quelque chose vient troubler l’ordre de la communion. Quelque chose d’innocent et de spontané. Tout le monde entend et personne ne s’interrompt. Il n’y a rien à craindre. La bonne nouvelle est connue. Ce sont les rires d’un nouveau-né.28

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28 Mes plus chaleureux remerciements aux seconds Secrétaires, et plus particulièrement à M. KIEJMAN Georges, M. SOULEZ LARIVIERE Daniel, M. SZPINER Francis, M. TRICAUD Dominique, M. BORE Louis, M. CURTIL Christian, M. BIBAL Frédéric, M. BONO Sébastien, M. ROZES Jean-Baptiste, M. BONAN Cyril, Melle GOLDMAN Sabrina, Melle TORT Louise, M. EPSTEIN Fabrice.

A M. le Bâtonnier Bertrand GASSE, au souvenir de son père et à la présence de ses oeuvres.

A ceux de mes frères et soeurs qui m’ont souffert et, s’ils ne sont pas les mêmes, à ceux qui m’ont aimé : intermittences de la raison, fidélité du coeur.

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