Revue Juridique de l'USEK X (2009) 339-354
DES INFLUENCES SUR LES JUGEMENTS DES JUGES
PAR
Maryse DEGUERGUE
Professeur à l'Université Paris IPanthéon - Sorbonne
Directeur de l'UFR 1 de Droit Public
Deux obstacles méthodologiques se dressent
avant de pénétrer la zone d'ombre qui précède le jugement.
D'abord, si l'office du juge est
essentiellement la fonction de trancher les litiges au service de la justice et
du respect des règles de droit, le juge doit remplir cet office en toute
neutralité. Cette neutralité est assurée, dans les régimes démocratiques, par
la garantie constitutionnelle de l'indépendance des juges qui se déterminent en
leur âme et conscience. Dès lors, on peut penser que les juges sont normalement
soustraits à toute influence, de quelque ordre qu'elle soit.
Pourtant, neutralité et indépendance, que
l'on tiendra pour acquises, n'excluent pas que des influences s'exercent sur
les juges, car leur statut est le fruit de
l'histoire et leur office se déroule dans un monde « vivant et situé » -
celui de la société dans laquelle se nouent les conflits. De sorte que voir la
neutralité et l'indépendance comme des armures protégeant les juges des
influences serait idéaliste. On peut même soutenir que ces influences sont
nécessaires en ce qu'elles permettent une certaine adaptation du droit au fait,
et assurent une adhérence des juges à la société à laquelle ils appartiennent.
Ces influences
existent: elles sont plus ou moins prégnantes, et donc visibles de l'extérieur, et elles sont
évidemment variables selon les époques: à preuve, l'influence de
l'Administration était plus forte sur les juges administratifs à l'époque de
l'application de la théorie du ministre juge qu'elle ne l'est aujourd'hui, même
si une certaine complicité et compétence techniques par rapport à l'Administration active assure toujours à la juridiction
administrative l'autonomie et la légitimité par rapport à la
juridiction judiciaire. Hormis la
neutralité et l'indépendance des juges, un autre obstacle méthodologique
se dresse pour traiter des influences sur les jugements des juges.
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MARYSE DEGUERGUE
Envisager l'existence d'influences peut signifier que
l'objectivité de leur jugement en droit est
remise en cause et que leur subjectivité peut l'emporter sur
l'application des règles de droit. De ce fait, l'étude des influences est un
sujet qui dérange : oser évoquer la raison d'État, la défense de certaines valeurs,
l'utilité économique et sociale, voire la pression des groupes d'intérêts n'est
pas de bon aloi.
Et pourtant, des
influences ne peuvent pas ne pas exister dès lors que la justice est rendue par
des hommes. Lorsque les juges exercent « leur capacité décisionnelle de
trancher»1, ils doivent nécessairement interpréter des règles de droit et les adapter aux faits de
l'espèce. Ainsi l'interprétation et l'adaptation
du droit au fait constituent sans doute les lieux privilégiés du jeu des
influences. Du reste, l'existence d'une politique jurisprudentielle - que les
observateurs s'accordent à discerner dans l'œuvre de chacune des juridictions
suprêmes - prouve bien que des influences ont pu s'exercer antérieurement à l'adoption
de la solution juridictionnelle. Mais la circonstance que des influences peuvent aider les juges à trancher ne
remet pas en cause leur indépendance
fonctionnelle et leur objectivité à appliquer le droit, même si l'on sait qu'ils contribuent à le construire parfois
indépendamment des textes.
L'existence d'influences étant admise, la
définition de ce qu'est une influence reste à donner. La chose se conçoit
aisément mais elle s'énonce moins clairement. C'est l'action qu'exerce une
personne ou une chose sur une autre personne ou une autre chose, selon l'une de
ces formules tautolo-giques qui émaillent tous les dictionnaires.
Au titre de ces actions qui peuvent
s'exercer sur les juges, celle des textes applicables au litige et celle de
l'argumentation des parties sont évidemment déterminantes. Mais elles ne
peuvent pas être les seules, si l'ont admet que les juges détiennent aussi - de
par leur pouvoir normatif - une parcelle de
souveraineté, en dehors même de toute habilitation législative ou constitutionnelle,
qui leur permet de réécrire la norme ou de la construire de toutes pièces, et
si l'on reconnaît qu'ils peuvent écarter le raisonnement syl-logistique et
choisir une solution d'abord pour l'argumenter ensuite2.
1)
Denys de BECHILLON, De la rétroactivité de la règle
jurisprudentielle en matière de responsabilité, in Mélanges F.
2)
En ce
sens, B. Chenot, L'existentialisme
et le droit, RFSP 1953, p. 57 ; J. Normand,
Office du juge, Dictionnaire de la justice (direction L. Cadiet), PUF, 2004, p. 925, voir p. 927.
DES INFLUENCES SUR
LES JUGEMENTS DES JUGES
341
Si la définition de l'influence n'est
guère éclairante, l'étymologie de l'influence est plus intéressante et ses
synonymes encore davantage. Influence vient de « influere » et de « influentia
» en latin qui désignent l'action de couler
et de pénétrer, au sens figuré dans la pensée, étant observé qu'à
l'origine l'influence avait mauvaise réputation, comme en témoigne «
l'influenza » qui désigne une épidémie de grippe venue d'Italie en 1743.
Bonne ou mauvaise, l'influence peut être
aussi consciente ou inconsciente, subie ou voulue, avouée ou inavouée, assumée
ou reniée. Il nous semble réducteur de considérer que l'influence ne peut être
que subie3; elle peut, à notre sens, être aussi volontairement
acceptée dans un but précis qui servira précisément une politique
jurisprudentielle. Mais faute de pouvoir retracer les cheminements de la
pensée, une typologie des influences en fonction de ces qualificatifs semble
impossible à dresser. Plus édifiants sont les synonymes d'influence : autorité,
crédit, ascendant, emprise, poids, pression, prestige, tyrannie, synonymes qui
conduisent à se demander à quel moment de la procédure se laissent voir les
influences et s'il y en a qui sont plus déterminantes que d'autres.
La trace des influences est décelable
principalement dans les travaux préparatoires
de la décision juridictionnelle, pris au sens large (rapport, conclusions,
mémoires), et dans la motivation de la décision juridictionnelle quand elle est
suffisamment explicite. L'indice d'une influence consciente est le revirement
de jurisprudence dont les motivations peuvent être décryptées dans les
conclusions du ministère public ou du commissaire du gouvernement4.
D'ailleurs, si l'institution du commissaire du gouvernement satisfait aux
exigences de transparence et contribue ainsi à la qualité et à l'équité du
procès administratif5 c'est parce qu'il lève un coin de voile sur
les influences qui ont pu ont pu emporter la conviction du juge administratif.
Les influences peuvent être diverses et la
question de savoir quelle influence à été plus déterminante qu'une autre ne
peut être résolue de façon certaine en raison du secret du délibéré et de la
discrétion professionnelle à laquelle sont tenus les magistrats. L'influence
déterminante ne peut qu'être
3)
Position de B. PLESSIX, L'utilisation du droit civil
dans l'élaboration du droit administratif, th.
Préface de Jean-Jacques Bienvenu, Éditions Panthéon-Assas, 2003, p. 49.
4)
De ce
point de vue les conclusions de C. Heumann
sur CE, 24 nov. 1961, Ministre des Travaux publics c/Letisserand, S. 1962, 82; D. 1962, 34
sont particulièrement éclairantes.
5)
D. Chauvaux et J.H. Stahl, Le commissaire, le délibéré et l'équité du procès,
AJDA 2005, p. 2116, voir p. 2120.
342 MARYSE DEGUERGUE
supposée, sauf si elle est avouée par des commentateurs autorisés
issus du sérail. Quant aux influences inconscientes, elles ne peuvent faire
l'objet que de spéculations. On voit donc que les influences, pour évanescentes
qu'elles puissent paraître, convoquent les différentes composantes de la
création du droit par les juges, car elles les aident incontestablement à
trancher le litige qui leur est soumis.
En cela, les
influences peuvent être considérées comme étant à la source du pouvoir normatif des juges.
Enfin, les
influences sont plurielles : elles peuvent être imbriquées, elles peuvent se cumuler ou au contraire se
neutraliser. Si on tente de combiner les
adjectifs qui caractérisent les influences et les synonymes, une classification
tripartite se dessine: il y a probablement des influences d'ordre structurel
qui sont plus ou moins subies, il y en a d'autres d'ordre conjoncturel qui sont
plus ou moins conscientes, enfin il y a des influences d'ordre rationnel qui
sont plus ou moins avouées.
I.
Les influences d'ordre structurel
plus ou moins subies
Deux nous semblent particulièrement topiques qui
s'expliquent, l'une par l'origine du juge administratif influencé toujours,
parfois à son corps défendant, par l'adage « Juger l'administration c'est
encore administrer »6, l'autre par la méthode de juger qui est
commune aux deux ordres de juridictions et
qui se réfère aux précédents. On évoquera donc l'ascendant de
l'Administration et la force du précédent.
A. L'Ascendant
de L'Administration
On ne reviendra pas
sur une démonstration conduite, il y a plus de trente ans et qui demeure, dans une moindre
mesure, toujours valable : le juge administratif
peut se montrer « protecteur de prérogatives de l'Administration » parce
qu'il est plus proche d'elle et plus sensible qu'un autre juge à ses servitudes7.
6)
En ce
sens, F. Monnier, Justice
administrative, Dictionnaire de la Culture juridique (dir. D. Alland et S.
Riais), PUF, 2003, p. 896 qui écrit p. 899 que « c'est la conviction bien
enracinée que la justice administrative existe pour défendre les intérêts de
l'État avant ceux des particuliers... qu'elle ne peut subsister que dans la
défense de l'administration et de ses fonctionnaires ».
7)
A. Mestre, « Le Conseil d'État protecteur
des prérogatives de l'Administration », LGDJ,BDP,t. 116, 1974.
DES INFLUENCES SUR
LES JUGEMENTS DES JUGES
343
La survivance de la catégorie des actes de
gouvernement prouve bien que le juge s'auto
limite par révérence envers une fonction gouvernementale qui n'est rien
d'autre que politique et qui sent la raison d'État. Certes, la réduction de la
catégorie des mesures d'ordre intérieur atteste d'un ascendant de
l'Administration en perte d'influence, mais deux illustrations récentes sont de
nature à moduler cette appréciation :
La première a trait à une limitation du droit au recours
contre une décision administrative justifiée précisément par la prégnance du
pouvoir hiérarchique dans l'Administration. En effet, les agents d'un service
administratif ne sont toujours pas recevables à intenter un recours pour excès
de pouvoir contre une décision touchant l'organisation ou le fonctionnement de
leur service, alors même qu'elle peut préjudicier à leurs droits8.
La deuxième illustration concerne la faculté reconnue à
l'Administration de se prévaloir d'un autre motif pour justifier a posteriori
devant le juge la légalité de sa décision, menacée d'annulation, pour avoir été
fondée à l'origine sur un motif entaché d'illégalité.
La substitution de motifs à laquelle procédera le juge en remplaçant le
motif illégal par le motif légal - poursuit deux buts jouables : d'abord
l'évitement d'une annulation qui peut être mal ressentie par l'Administration ;
ensuite éviter la perte de temps et d'énergie, sachant que l'Administration
peut toujours reprendre le même acte assorti du bon motif.
Une telle pratique n'en demeure pas moins
éminemment contestable pour deux raisons :
D'une part, elle fait fi de l'exigence de
la motivation des actes contemporaine à leur édiction, afin de garantir la
véracité et la fiabilité des raisons avancées par l'Administration. D'autre
part, elle prive l'administré du droit à un réexamen de son dossier, dont il
aurait bénéficié si l'annulation avait été prononcée et sa demande de nouveau
traitée. Certes, le juge administratif a entouré la substitution de motifs de garde-fous,
notamment le respect du contradictoire et la vérification que la substitution
ne prive pas l'intéressé d'une garantie essentielle9. Toutefois,
même si la substitution de motifs de-
8)
CE, S., 10 juillet 1995, Mme Laplace, AJDA 1995, p. 849, note F. Mallol.
9)
CE, S., 6 février 2004, Hallal,
Rec. P. 48; AJDA 2004, p. 436, Chr. F. Donnât
et D. Casas; RFDA 2004, p.
740, concl. I. de Silva. Voir I. de
Silva, « Substitution de motifs, deux ans d'application de la jurisprudence
Hallal », AJDA 2006, n° 13, p. 690.
344
MARYSE DEGUERGUE
mandée par l'Administration peut être refusée par le juge,
elle s'analyse comme une nouvelle modalité
de protection des intérêts de l'Administration. Elle témoigne peut-être
d'une certaine propension du Conseil d'État « à ne pas indisposer l'administration active »10. Ne pas
l'indisposer c'est aussi la conforter dans ses habitudes, ce à quoi
obéit la référence aux précédents.
B. La
Force du Précédent
À lire les observateurs les plus avisés,
le juge administratif n'est tenu par aucun précédent jurisprudentiel11
et les juges judiciaires possèdent une « totale liberté théorique à l'égard des
précédents jurispmdentiels »12. À l'appui de ces assertions, deux
arguments peuvent être avancés : d'abord, Conseil
d'Etat et Cour de cassation seraient pragmatiques et se défieraient de tout
esprit de système, ne voulant pas au surplus se lier les mains pour l'avenir ;
en outre, les revirements de jurisprudence attesteraient de la faible force du
précédent dans notre système romaniste à l'opposé du système anglo-saxon.
Toutefois la force du précédent ne nous
paraît pas niable, quel que soit l'ordre de juridiction considéré, pour deux
raisons : d'un côté, les juges inférieurs ont tendance à suivre ce qu'a décidé
la Cour Suprême, « par inertie et par
crainte de voir leur décision réformée »13; d'un autre côté, les
Cours Suprêmes elles-mêmes ne recourent au revirement de jurisprudence
qu'avec la plus grande circonspection. L'importance qui lui est donnée, à juste
titre pour l'évolution du droit, tient aussi à ce qu'il est plus visible et
plus médiatisé que le respect du précédent, nécessairement feutré et débusqué
par les seuls initiés de la jurisprudence.
Par ailleurs, les questionnements récents
sur les menaces que font peser les
revirements de jurisprudence sur la sécurité juridique faussent la perspective:
ce n'est pas leur fréquence qu'il faut induire de la pluralité des études qui
leur sont consacrées, mais leur portée toujours perturbatrice de l'ordre
juridique par leur caractère à la fois normateur et rétroactif14. En
outre,
10)
F. Monnier, article
précité, p. 899.
11)
Ibidem.
12)
D. TALLON, Précédent, Dictionnaire de la Culture
juridique (dir. D. Alland et
S. Rials),
PUF, 2003, p. 1185, voir p.
1186.
13) Ibidem.
14)
Rapport
du groupe de travail présidé par N. Molfessis,
Les revirements de jurisprudence, Litec, 2005, voir notamment
pp. 7 et 10.
DES INFLUENCES SUR
LES JUGEMENTS DES JUGES
345
l'imprécision du concept de revirement de jurisprudence ne permet
pas toujours de connaître sa consistance
réelle par rapport aux précédents15.
Il est vrai que la
force du précédent est plus subie par les juridictions inférieures et davantage consciente chez les
juges des Cours Suprêmes. À preuve,
quelques revirements de jurisprudence manques, que le législateur a parfois
dû opérer par un texte qui aurait pu être un « grand arrêt » (R. Cha-pus).
Ainsi, dans la jurisprudence judiciaire, le refus d'admettre le risque
thérapeutique afin de ne pas faire peser sur le médecin le poids financier de
l'aléa médical16 et, dans la jurisprudence administrative, le refus
de simplifier la répartition des
compétences juridictionnelles en matière de placement d'office des
aliénés17. Dans le premier cas, le législateur a dû intervenir par
la loi du 4 mars 2002 qui assure l'égalité de traitement des malades en instaurant
un système d'indemnisation de l'accident médical fondé sur la solidarité
nationale, abstraction faite du caractère privé ou public de l'établissement de
soins auquel ils ont eu recours. Dans le second cas, le Conseil d'État a choisi
consciemment de s'en tenir à sa jurisprudence traditionnelle qui réserve à la
compétence administrative l'appréciation de la régularité du placement d'office
d'un aliéné et à la compétence judiciaire la nécessité du placement et les
responsabilités qui en découlent, alors que son commissaire du gouvernement lui
avait présenté les mérites d'une évolution du partage des compétences et
l'avait invité à saisir le Tribunal des Conflits. Seule une réforme législative pourra venir mettre un terme à cette
répartition complexe que le juge administratif suprême maintient malgré
les réserves qu'elle suscite.
D'ailleurs et à l'inverse, une des figures
de rhétorique des commissaires du gouvernement peut consister à s'appuyer sur
la force du précédent pour convaincre la formation de l'opportunité de
maintenir la jurisprudence en l'état ou encore plus subtilement à convaincre du
bien-fondé d'une évolution
15)
Voir sur cette imprécision, G. Darcy, « Le théoricien et le rêveur (réflexions sur les revirements de jurisprudence) », in Mélanges
M. Troper, « L'architecture du
droit », Economie^ 2006, p. 329.
16)
Cass. Civ. lre, 8 novembre 2000, qui décide
que «la réparation des conséquences de l'aléa thérapeutique n'entre pas dans le champ des obligations
dont un médecin est contrac-tuellement tenu à l'égard de son patient». Voir P. Sargos, « L'aléa thérapeutique devant le
juge judiciaire », JCP 2000, I, 202, qui a plaidé pour une intervention du
législateur et a été entendu.
17)
CE, S., 1er avril 2005, Mme L„ AJDA 2005, p.
1231, chr. C. Landais et F. Lenica.
346
MARYSE DEGUERGUE
en montrant qu'elle s'écarte finalement peu du précédent18.
De ce point de vue, les commissaires du gouvernement peuvent être considérés
comme participant effectivement à la fonction de juger, car leurs conclusions
influencent nécessairement le sens du
jugement finalement rendu, qu'ils soient par ailleurs présents ou non au
délibéré, qu'ils y parlent ou qu'ils demeurent muets. Leur influence sur le
jugement se produit bien évidemment en amont de
celui-ci, mais, si cette influence se rattache aux influences d'ordre structurel,
puisque le commissaire du gouvernement appartient à la juridiction saisie,
elle est assurément consciente.
II. Les Influences d'ordre conjoncturel plus ou
moins conscientes
Deux nous semblent répondre à cette
qualité : la première influence -celle de la doctrine - paraît moins forte
aujourd'hui que par le passé en raison d'une autorité que l'on peut qualifier
d'affaiblie. La deuxième influence s'avère plus importante : c'est celle des
autres juges, à tel point qu'il ne paraît pas excessif de parler de la
pression de la concurrence entre juges.
A. L 'a
utorité Affaiblie de la Doctrine
Il convient de préciser que le critère de
l'autorité pour identifier la doctrine et la hisser au niveau des sources
matérielles du droit est controversé dans la communauté des juristes. Les
termes de la controverse ne peuvent pas
être rappelés ici mais, si l'on admet que cette autorité soit théoriquement concevable,
force est de reconnaître qu'elle est sensiblement affaiblie depuis une
vingtaine d'années pour deux raisons au moins : d'abord cette autorité est
diluée par l'extrême foisonnement des auteurs et des écrits doctrinaux, ainsi
que par leur hétérogénéité. La traçabilité des idées n'est plus assurée comme
du temps de Maurice Hauriou qui a inspiré Romieu pour la gestion privée des
services publics ou de Georges Vedel qui se plaisait à rappeler qu'il était à
l'origine de la jurisprudence Giry. Par ailleurs, la doctrine issue du Conseil d'État (« doctrine officielle »19
pour certains) tend à supplanter la
18) E. Desmons,
« La rhétorique des commissaires du gouvernement près le Conseil d'État
», Droits, 2002, n° 36, p. 39, qui écrit p. 53... que « les commissaires
du gouvernement s'efforcent de montrer que l'innovation qu'ils proposent est
limitée dans ses effets et qu'elle ne fait
que concrétiser une évolution déjà amorcée, que toute solution nouvelle possède
même en vérité des racines jurisprudentielles anciennes, qu'elle
s'inscrit donc dans une certaine continuité, sans verser dans l'inconnu »
19) X. Vandendriessche,
«La doctrine officielle», in G. Koubi
(dir.), Doctrines et doctrine en droit public, PU, Toulouse,
1997, p. 199.
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LES JUGEMENTS DES JUGES
347
doctrine universitaire, voire à la stériliser, parce qu'elle est
placée évidemment à des postes d'observation privilégiée et qu'elle vient
enseigner le droit administratif au sein
même des universités. À cet égard, la doctrine privatiste semble être
dans une meilleure posture, en ce qu'elle ressent moins l'ascendant des magistrats judiciaires et peut donc davantage les influencer20.
La deuxième raison de l'affaiblissement de
la doctrine tient au fait que les grandes cathédrales, comme le service public
ou la puissance publique, non seulement ne sont plus à construire, mais encore
n'ont plus lieu d'être. Au contraire, les notions dominantes du droit
contemporain - concurrence, privatisation, contractualisation - sont
déconstructrices du droit administratif et ne suscitent plus des actes de foi
et une analyse dogmatique du droit public21.
Au contraire, les mutations actuelles du droit administratif se caractérisent
par une dilution de son autonomie et une pénétration croissante du droit privé
qui rendent plus que jamais pertinente, mais en sens inverse, l'exclamation «
on nous change notre Etat » de Maurice Hauriou, mutations qui exigent
assurément une reconstruction.
Par conséquent, l'influence que la
doctrine tente d'exercer sur les jugements des juges se borne souvent à
préconiser des améliorations techniques dans l'exercice du contrôle
juridictionnel: ainsi du contrôle normal sur le choix d'une sanction
disciplinaire, du contrôle extrinsèque de l'utilité publique d'une
expropriation, de l'invocabilité directe des directives communautaires ou
encore, toutes juridictions confondues, de l'aménagement de dispositions
transitoires dans les arrêts de revirement pour pallier la rétroactivité de la
norme nouvelle.
Cette influence n'est certes pas
négligeable, mais elle est ponctuelle, conjoncturelle, et ne ressemble plus à
un grand dessein, tant il est vrai
20) Ph. Jestaz et Ch. Jamin, La doctrine, Dalloz, coll. Méthodes du
droit, 2004, p. 203 qui
écrivent... « les professeurs de droit n'ayant ici (en droit administratif)
qu'une influence limitée sur les autres auteurs et en particulier sur le juge
administratif, qui tout à la fois juge, écrit et enseigne. On en connaît les
causes historiques, dont les effets se font encore sentir aujourd'hui ».
21) En ce sens, D. Truchet, « Quelques remarques sur la
doctrine en droit administratif» in Mélanges P. Amselek,
Bruylant, 2005, p. 769 qui écrit « L'ère des bâtisseurs semble passée, et, avec elle, celle des grandes
controverses doctrinales » (p. 771). Dans le même sens, F. Melleray, « Le droit administratif
doit-il redevenir jurisprudentiel ? Remarques sur le déclin paradoxal de son caractère jurisprudentiel », AJDA, 2005,
p. 637 qui écrit p. 642 : « On en arrive aujourd'hui à renoncer aux
critères généraux façonnés par le juge et, sous couvert d'adapter le droit aux
réalités économiques, à multiplier les législations particulières sans
perspective d'ensemble ».
348
MARYSE DEGUERGUE
qu'aujourd'hui la systématisation doctrinale de la
jurisprudence laisse place à une codification des textes qui est apparue plus
nécessaire et plus urgente en raison de l'inflation législative et
réglementaire. À tel point que l'on peut se demander si la nouvelle fonction de
la doctrine dans les décennies à venir ne sera pas de retourner à l'exégèse des
textes et si l'influence doctrinale n'est pas déjà plus prégnante dans la
préparation des codes que dans la formation de la jurisprudence.
En un mot, les juges semblent plus à
l'écoute des autres juges qu'à celle de la doctrine.
B. La
Pression de la Concurrence entre Juges
La concurrence entre juges est aussi une
idée sujette à controverse tant elle paraît étrangère à l'atmosphère feutrée
des Cours Suprêmes. Des termes plus neutres, tels que l'utilisation, l'emprunt
ou l'inspiration des concepts et des méthodes d'une juridiction par une autre
satisfont mieux l'esprit par l'apaisement qu'ils apportent et la collaboration
entre juges qu'ils supposent.
Et pourtant, il y a concurrence dès lors
qu'il y a menace et nul ne peut nier que la
juridiction administrative ait été attaquée, non seulement dans son identité,
mais aussi dans sa légitimité, au point de devoir défendre l'une et l'autre en
affermissant sa réputation de protectrice des administrés et plus généralement
des citoyens.
Certes, il y a eu des emprunts dénués de
toute idée de compétition: par exemple celui de la technique de l'erreur
manifeste d'appréciation puisée par le Conseil d'Etat dans la jurisprudence du
Tribunal de l'Organisation Internationale du Travail puis reprise du Conseil
d'Etat par le Conseil Constitutionnel. En revanche, on ne peut pas dire que
l'influence qu'ont exercée les jurisprudences judiciaire et européenne sur le
juge administratif ait été totalement fortuite: dans les deux cas, il s'est
agi pour la juridiction administrative de lutter contre un déficit d'image:
tantôt une réputation de protection des deniers publics qui la faisait engager
la responsabilité de l'Administration qu'avec circonspection, mauvaise
réputation qui perdure injustement auprès des praticiens, tantôt une propension
à laisser se perpétuer l'inégalité des armes entre l'Administration et les
administrés dans la procédure administrative contentieuse.
D'où les emprunts conceptuels aux juges
judiciaires en matière de responsabilité
extra-contractuelle des personnes publiques et un alignement sur l'interprétation
de l'article 6-1 de la Convention Européenne de sauvegarde
DES INFLUENCES SUR
LES JUGEMENTS DES JUGES
349
des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales donnée
par la Cour européenne des droits de l'homme.
Concernant les emprunts conceptuels à la responsabilité
civile, le recours à la notion de garde d'autrui est révélateur d'une volonté
d'alignement du raisonnement du juge administratif sur celui du juge civil afin
d'aplanir les divergences entre jurisprudence administrative et judiciaire
concernant l'indemnisation des dommages causés par les mineurs placés au titre
de l'assistance éducative auprès d'un établissement dépendant d'une personne
publique22.
Or, on peut se demander si le Conseil
d'Etat n'a pas ouvert une boite de Pandore car le recours à la notion de garde
d'autrui s'est propagé à l'indemnisation des dommages causés par les mineurs
délinquants23 et la notion de garde des choses à l'indemnisation des
dommages causés accidentellement par un ouvrage public à des tiers au motif
que le maître d'ouvrage en a la garde24. Pourtant, dans tous ces
cas, la garde ne constituait pas un passage obligé pour aboutir à l'application
d'une responsabilité sans faute, puisque les notions habituelles de risque
spécial, de risque social ou encore de charge, indue pouvaient être utilisées
aux mêmes fins. A vouloir concurrencer le juge judiciaire sur son propre
terrain, le juge administratif prend le risque de donner un argument
supplémentaire aux tenants de la dévolution de la responsabilité de
l'Administration aux juridictions judiciaires.
concernant la soumission bien connue de la justice
administrative aux règles du procès
équitable, telles qu'elles sont interprétés par la Cour Européenne des
Droits de l'Homme, il faut remarquer qu'en dehors du champ d'application de
l'article 6-1, le Conseil d'État a été poussé à reconnaître l'existence de
principes généraux de la
22) CE, S., 11 février 2005, GIE Axa Courtage,
RFDA 2005, p. 595, concl. Devys, p. 602, note P. Bon; Rec. Lebon, p. 45, concl.
Devys; AJDA 2005, p. 663, chr. Landais et Leni-ca. Sur cette évolution, voir D. Meillon,
« Un nouveau fondement pour la responsabilité sans faute des
personnes publiques: la garde d'autrui », RD publ. 2006, p. 1221.
23) CE, S., 1 février 2006, MAIF, AJDA 2006, p.
586, chr. C. Landais et F. Lenica, quoique le juge ouvre une option à la
victime qui peut, soit invoquer la garde d'autrui vis-à-vis de la personne
chargée d'organiser, diriger et contrôler la vie du mineur au moment de la
commission du dommage, soit se fonder sur le risque spécial que fait courir
l'État aux tiers dans la mise en œuvre de mesures de liberté surveillée prévues
par l'ordonnance du 2 février 1945.
24) CE, 3 mai 2006,
Ministre de l'Écologie et du développement durable, Commune de Bollène, req. n° 261956 et 262041 et
Commune de Bollène, Syndicat intercommunal pour l'aménagement et l'entretien du
réseau hydraulique du Nord Vaucluse, req. n° 262046.
350
MARYSE DEGUERGUE
procédure administrative contentieuse applicables à toutes
les juridictions administratives, au
nombre desquels l'impartialité et le respect des droits de la défense25.
Cette démarche est révélatrice de la volonté, bien compréhensible, du juge
administratif de ne pas apparaître en retrait dans le registre de la
protection des justiciables. Non seulement, il fait observer scrupuleusement
les exigences du procès équitable dans le cadre d'application tracé par
l'article 6-1, mais encore il estime être lié par celles-ci en vertu
des principes généraux qu'il consacre de façon prétorienne en dehors du champ
d'application de cet article. On peut déceler aussi dans cette extension une influence
d'ordre rationnel qui veut que toute juridiction, fut-elle spécialisée, statue
de façon impartiale en respectant les droits de la défense.
III. Les
Influences D'ordre Rationnel plus ou moins Avouées
Si l'office du juge est aussi de trouver
l'équilibre entre les intérêts en présence, l'emprise de l'équité et la
pondération des intérêts est une influence d'ordre rationnel qui est étrangère
à tout sentimentalisme, contrairement à l'image d'Epinal du bon juge de
Château-Thierry. Si l'équité est ouvertement sollicitée et acceptée, reconnue,
une autre influence d'ordre rationnel, la modernité, l'est moins car elle
révèle sans doute une autre tyrannie des apparences.
A. L 'Emprise
de l 'Équité et «La Pondération des Intérêts»26
Malgré l'adage « Dieu nous garde de
l'équité des Parlements », les juges à quelque ordre qu'ils appartiennent,
n'ont jamais nié prendre en considération l'équité dans le but de préserver
les intérêts de chacun, à la recherche du fameux équilibre de la balance de la
justice.
25) CE, Ass. 23 février
2000, Sté Labor Métal, Rec. Lebon, p. 82, concl Seban. La matière financière, en cause dans cet arrêt,
est d'ailleurs tombée depuis lors dans le champ d'application de l'article 6-1
et le principe d'impartialité est donc applicable en vertu de cet article: CE,
30 décembre 2003, Beausoleil et Mme Richard, AJDA 2004, p. 1301, note F. Rolin;
CE, 27 juillet 2005, Weygand et Bernardini, Balkany, AJDA 2005, p. 2016, concl.
M. Guyomar.
26) Expression dont la
paternité revient à J. Compernolle, «
Vers une nouvelle définition
de la fonction de juger: du syllogisme à la pondération des intérêts », in Mélanges
F. Rigaux, Bruylant, 1993, p. 495.
DES INFLUENCES SUR
LES JUGEMENTS DES JUGES
351
Il est avéré que maints commissaires du
gouvernement près le Conseil d'État s'y sont référés pour convaincre du
bien-fondé de l'élargissement continu de la responsabilité sans faute de la
puissance publique (Jean Ro-mieu dans l'affaire Cames et encore tout récemment
M. Devys qui, dans ses conclusions sur l'arrêt GIE Axa Courtage, a expliqué que
« l'état actuel de la jurisprudence était à double titre "inéquitable pour
les victimes et incompréhensible pour le public »). La doctrine a même parlé
de «jurisprudence d'équité »27,
ce qui est plus qu'un aveu, une reconnaissance et un hommage. La Cour de
cassation tranche dans le même esprit. C'est par souci d'équité envers les
victimes d'accidents médicaux qu'elle a fait produire un effet rétroactif à
l'obligation d'information pesant sur les médecins, afin probablement de
pallier les conséquences inéquitables de son refus de faire entrer l'aléa
thérapeutique dans les rapports contractuels existant entre un médecin libéral
et son patient. Cependant la justification qu'elle a apportée à cette solution
et selon laquelle « l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un
moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés » est
difficile à admettre et à faire comprendre, même si elle veut signifier que la
norme telle qu'elle a été interprétée en 1998 dans le sens d'une obligation
d'information des médecins, même sur les risques exceptionnels, devait être
appliquée en 2001 indépendamment de l'époque à laquelle se sont déroulés les
faits reprochés au médecin. Équitable pour les victimes, la rétroactivité de la
règle jurisprudentielle s'avère redoutable pour les personnes dont la
responsabilité est mise en cause28.
On le voit donc,
dans des rapports égalitaires comme le sont les rapports de particuliers à
particuliers, l'équité présente un double tranchant: favorable aux uns, elle s'avère défavorable aux
autres et c'est à ce point de rupture que « la pondération des intérêts » par
le juge doit intervenir. Certes, relève de l'office du juge la mission de faire
évoluer la jurisprudence tout en veillant à la sécurité juridique. Cette
dernière ne saurait en effet « consacrer un droit acquis à une jurisprudence
figée, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans
l'application du droit »29. Mais la sécurité juridique impose des aménagements raisonnables comme la
modulation dans le temps des effets de la chose jugée ou des mesures
transitoires dans les lois.
27)
J.P. Gilli, «
La responsabilité d'équité de la puissance publique », D. 1971, chr. p. 125.
28) Sur l'obligation d'information pesant sur
les médecins, Cass. Civ. lre, 7 octobre 1998, D. 1999, 145, note S.
Porchy-Simon ; JCP 1999, II, 10179, concl. Sainte-Rose, note P. Sargos. Sur son
application à des faits antérieurs et la justification reproduite au texte,
Cass. Civ. F ; 9 octobre 2001, D. 2001, 3470, rapport P. Sargos, note D.
Thouvenin.
29)
Cass. Civ. lre, 21 mars 2000, D. 2000, 593,
note Ch. Atias.
352
MARYSE DEGUERGUE
Le juge administratif parle dans le même
ordre d'idées de conciliation des intérêts publics et des intérêts privés et,
pour le cas particulier des revirements de jurisprudence inéquitables, a
trouvé la parade en posant la règle nouvelle le plus souvent dans des arrêts de
rejet qui ne l'appliquent pas. C'est encore par des considérations d'équité que
le Conseil d'État a décidé de moduler l'effet rétroactif de ses annulations
contentieuses, lorsque cet effet emporterait « des conséquences manifestement
excessives ». Pour décider de la modulation, le juge doit prendre en
considération les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les
divers intérêts publics ou privés en présence et les inconvénients d'une
limitation dans le temps des effets de
l'annulation30. Si cet examen le conduit à considérer qu'il est plus
raisonnable de limiter dans le temps les effets rétroactifs, le juge pourra prononcer
cette limitation et même différer les effets de l'annulation à une date
postérieure à sa décision.
La mise en balance des intérêts publics et
privés, des avantages et des inconvénients d'une modulation de la rétroactivité
montre bien que la décision est orientée en fonction de paramètres qui ne sont
pas tous spécifiquement juridiques31.
B. Le
Prestige de la modernité ou l'Autre Tyrannie des apparences
Le miroir de la modernité reflète les
préoccupations manageriales de la gestion publique soumise à l'efficacité et
brouille l'image d'une justice conservatrice, lente allant son train de
sénateur avec sérénité. La célérité de la justice et la rentabilité attendue
des juges connaît une traduction juridique dans la multiplication des recours
préalables obligatoires afin de faciliter la conciliation, dans l'instauration
du juge unique dans des contentieux toujours plus nombreux et la suppression
de l'appel dans des contentieux considérés comme mineurs.
L'organisation de la justice n'est pas
seule affectée, l'office du juge, sa manière de comprendre et de rendre la
justice l'est aussi certainement, encore qu'elle soit difficile à mesurer.
Dans une société médiatisée et une démocratie d'opinion, les juges sont aussi
sensibles à l'image qu'ils donnent à voir:
pragmatisme et empirisme rangent la bonne administration de la justice
30)
CE,
Ass., 11 mai 2004, Association AC, AJDA 2004, p. 1183, chr. c. Landais et F.
Lenica.
31)
En ce
sens, J. Normand, « Office du
juge, Dictionnaire de la Justice » (dir. L. Ca-diet), PUF, 2004, précité.
DES INFLUENCES SUR
LES JUGEMENTS DES JUGES
353
parmi les moyens privilégiés par les deux ordres de
juridiction pour montrer qu'ils sont attentifs aux intérêts des justiciables.
L'opportunisme n'en est pas très éloigné
non plus quand des commissaires du gouvernement se réfèrent à une triple
économie de temps et de charge contentieuse pour l'Administration, le requérant
et le juge32 ou se réfèrent à
des arguments d'opportunité temporelle33 ou de cohérence interne de
la jurisprudence34.
La modernité, est-ce
aussi reconnaître le bien-fondé de la normalisation, quand ce n'est pas la labellisation? C'est
poser la question de savoir si le jugement, indépendamment du traitement
quantitatif des dossiers, peut faire l'objet d'une évaluation de qualité. Quant
à la productivité, élément essentiel de la modernité, un Vice-président du
Conseil d'État a rappelé opportunément qu'il était difficile d'en demander toujours
plus aux juges35.
Mais l'office du juge et les influences
qui l'inspirent peuvent-ils réellement faire l'objet d'une certification,
comme c'est le cas pour le parquet général de la Cour des Comptes certifié ISO
9001-2000 en 2002?
La modernité n'a-t-elle pas des limites?
Intervention du
Président Yves GAUDEMET
Si on ôte du mot influence ce qui peut y
avoir de péjoratif, l'acte de juger n'est que du droit entouré par un réseau
d'influences. Si l'on veut soustraire le juge à toutes les influences, il n'y
aura jamais de jurisprudence. Avec cette communication, vous aurez certainement
contribué à nous éclairer beaucoup sur ce
point et certainement aussi contribué à alimenter le débat qui viendra
tout à l'heure. Je crois que ce rôle déclinant de la doctrine a surpris
certains d'entre nous. Quant au juge administratif qui souffrirait de déficit
d'images, mon sentiment est qu'il se porte plutôt bien. Son image sociale, son
image en tant que juge n'est pas si mauvaise aujourd'hui. Sans doute,
souffre-t-il d'un déficit d'images ; toutefois, maintenant qu'existent des procédures
d'urgence, les choses ont changé.
32)
Concl.
I. de Silva sur CE, S., 3 décembre
2003, El Bahi, AJDA 2004, p. 202, arrêt opérant une substitution de base légale
pour éviter une annulation.
33)
Concl.
P. Frydman sur CE, Ass., 20
octobre 1989, Nicolo, Rec. Lebon, p. 190.
34)
Chr. C. Landais et
F. Lenica sous CE, 1er
février 2006, MAIF, AJDA 2006, p. 586.
35)
Questions
à Renaud Denoix de Saint Marc, AJDA 2005, p. 628.
354
MARYSE DEGUERGUE
Mme. Sophie Harnay, je suis heureux et
impatient de vous écouter. Votre sujet en effet me rafraîchit. Quand j'étais à
l'Institut d'Études Politiques, on nous parlait beaucoup de la rationalisation
des choix budgétaires puis ce thème a disparu. Personnellement, j'avais
toujours pensé que les choix budgétaires étaient rationalisés et qu'ils
continueraient à l'être. Avec votre sujet sur la manière dont la rationalité
économique traverse la décision judiciaire, vous allez nous rendre plus
familier avec ce grand thème de l'économie du droit. Je vous en remercie.
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