Le Concile dans la théologie orthodoxe russe
1. « ...in unam sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam». La traduction slavonne de cette confession de foi en l'Église rend le terme «Église catholique » par celui de «Église sobornaïa (conciliaire)». Nous ne savons pas, et probablement nous ne saurons jamais, pourquoi l'antique traducteur du symbole de Nicée-Constantinople a traduit le terme «catholique » par celui de «sobornaïa». Il est possible qu'à l'époque, où cette traduction a été faite, le mot « sobornaïa » rendait assez exactement l'idée de «catholique », tout en signifiant en même temps «conciliaire». C'est avec ce dernier sens que l'Église russe a hérité de la traduction slavonne du Credo, et c'est ainsi que la conscience ecclésiale russe a adopté cette traduction, sans se demander si elle est exacte ou non. Si l'Église est conciliaire, le concile devient tout naturellement, pour les Orthodoxes, l'élément fondamental de l'organisation ecclésiale et, même plus, il devient un certain critère de la régularité de cette dernière. Lorsque l'activité conciliaire de l'Église russe eut cessé, après l'institution, par Pierre-le-Grand, en 1721, d'un organe collégial (le «Très Saint Synode Administratif»), la conscience ecclésiale russe considéra ce changement comme un éloignement de la norme canonique.
Bien plus, à partir de Khomiakoff, tout une doctrine, celle de la «sobornost » (conciliarité), s'est construite en partant du terme «Église sobornaïa». Quoique cette doctrine n'ait pas été officiellement adoptée, elle a eu une assez grande influence sur la pensée orthodoxe russe, influence qui a augmenté récemment et qui a même trouvé une assez large audience parmi les théologiens occidentaux. Le concile est l'expression concrète du principe de la «sobornost» donc, non seulement, il devient un élément absolument indispensable de l'organisation ecclésiale, mais il entre dans la nature même de l'Église.
Voilà ce qui explique l'intérêt particulier des théologiens russes pour les conciles. Tous les systèmes dogmatiques «d'école» contiennent des paragraphes spéciaux consacrés à la doctrine sur les conciles. Cet intérêt pour les conciles augmenta surtout lorsque en 1905, il eut été décidé de convoquer un concile de l'Église russe autocéphale en vue de la réforme de la vie ecclésiale pour la rapprocher des normes canoniques. Il surgit presque immédiatement une littérature considérable consacrée à la question du futur concile russe (il n'a été convoqué qu'en 1917 au moment le plus troublé de l'histoire russe), où cette question était traitée du point de vue historique, canonique et théologique. Ces études étaient bien loin d'être objectives, ce qui s'expliquait par les épreuves subies alors par l'Église russe. Pour la plupart du temps des opinions «a priori » et la subjectivité l'emportaient sur la vérité objective. En corrélation avec les réformes démocratiques de l'État russe en général, le concile à venir était, la plupart du temps, considéré comme l'expression du principe démocratique qui, disait-on, aurait été, dès le tout début, le propre de la vie ecclésiale, mais qui aurait été éliminé au cours de l'histoire par le principe monarchique, ce qui a provoqué l'anabiose de la vie conciliaire. Tout naturellement, un tel point de vue amenait à opposer le principe démocratique de l'Église orthodoxe au principe monarchique de l'Église catholique. C'était là une erreur fondamentale, car ainsi on introduisait dans l'Église des principes juridiques hétérogènes, ce qui se fit sentir dans la composition du concile de Moscou de 1917 /1918.
Si l'on ne compte pas la doctrine que contenaient les systèmes dogmatiques «d'école », il n'existait, dans l'Église russe, aucune doctrine sur les conciles obligatoire pour tous. Il n'est donc guère étonnant que la discussion sur le concile ait amené à la manifestation d'une grande diversité d'opinions qui s'excluaient quelquefois mutuellement. Il n'y avait qu'un seul point sur lequel on était d'accord, à savoir que l'on reconnaissait l'existence de trois types de conciles : le concile oecuménique, le concile d'une Église autocéphale (« pomiestny sobor ») et le concile de la région métropolitaine (là où cette dernière existait). Quant à la nature du concile, à sa composition et à son autorité , sur tous ces points il n'existait pas d'accord, comme il n'en existe pas jusqu'à présent. Ce qui veut dire que les gens d'Église du début du siècle, qui préparaient le concile de l'Église russe, ne savaient pas au juste ce qu'était un concile, ou du moins ils n'étaient pas d'accord à ce sujet.
2. A défaut de définitions dogmatiques sur le concile, il n'existe que deux sources qui devraient servir de base à la doctrine sur le concile : la doctrine sur l'Église et la législation canonique. Cette législation commence lors du Ier concile oecuménique et se termine, à strictement parler, lors du VIIe, tout le reste de la législation ne pouvant avoir de valeur obligatoire pour tous. Le concile de Nicée en promulguant ses décisions sur le concile ne légiférait pas dans le vide : il avait, en effet, une expérience historique longue d'au moins un siècle (le IIIe), expérience qui ne pouvait pas ne pas influencer la législation de Nicée. je laisse de côté la question des conciles carthaginois de l'époque de saint Cyprien, car l'étude de cette question m'éloignerait trop de mon objectif et d'autre part, le problème de ces conciles est des plus difficiles : jusqu'à présent il n'a pas été résolu définitivement. La tendance fondamentale de la législation nicéenne consistait en ce que le concile s'efforçait de remplacer l'idée prénicéenne de la réception par celle du droit, ou du moins de limiter par le droit l'action de la réception ecclésiale. La réception ecclésiale se manifestait de la façon la plus marquante dans l'élection des évêques et dans l'excommunication des évêques, du clergé et des laïcs. Il n'est donc guère étonnant que le concile de Nicée ait consacré à cette question tout une série de décisions.
Avant d'aborder l'étude de ces décisions, je dois noter le fait que le concile de Nicée ne parle pas de conciles oecuméniques. Ayant été le premier dans la lignée des conciles oecuméniques, celui de Nicée a bien pu ne pas prendre suffisamment conscience de ce qu'il était lui-même. Ce qui est plus étonnant, c'est qu'aucun autre concile n'ait édicté de décisions sur le concile oecuménique lui-même. En effet, aucune des décisions des conciles oecuméniques ne nous dit qui doit convoquer le concile et quelle en est la composition, alors que nous trouvons des décisions de ce genre en ce qui concerne d'autres conciles. Voilà un fait qui n'a presque pas été remarqué, et qui est cependant d'une importance primordiale. Si les conciles oecuméniques n'édictaient pas de décisions sur eux-mêmes, cela veut dire qu'ils ne se croyaient pas en droit de légiférer à ce sujet. Il faut rejeter la supposition que les conciles oecuméniques ne légiféraient pas à ce sujet parce qu'il n'y avait pas de prétexte pour le faire : c'est là une opinion erronée. Lorsque l'empereur Théodose eut décidé de convoquer, en 431, le concile d'Éphèse, il invita les métropolites avec seulement un petit nombre de leurs suffragants : ce qui ne provoqua pas de protestations ouvertes, tout en n'étant pas exécuté par tous. On peut en déduire que les conciles oecuméniques reconnaissaient à l'empereur, et à l'empereur tout seul, le droit de légiférer au sujet des conciles oecuméniques. Par cela même ces conciles avaient été mis à part dans la série des conciles, et leur situation était devenue spéciale. Non seulement ils étaient un phénomène extraordinaire de la vie ecclésiale, mais surtout ils étaient plus l'oeuvre de l'Empire personnifié par l'empereur que celle de l'Église. Dès le tout début, les conciles oecuméniques se considéraient comme l'autorité suprême en ce qui concerne les affaires de l'Église ; cependant, cette autorité ne découlait pas des conciles eux-mêmes, mais de l'empereur qui les convoquait, qui définissait leur composition et les questions à discuter. Lorsque l'Empire eut disparu, les conciles oecuméniques disparurent aussi de la vie de l'Église. Le concept moderne du concile oecuménique est un phénomène nouveau dans la vie de l'Église: il n'est donc guère étonnant que la théologie orthodoxe ait été impuissante devant toute une série de questions relatives au concile oecuménique. Qui peut le convoquer actuellement, qui doit définir sa composition et les problèmes à discuter ? Certes, l'on sent maintenant à quel point la convocation d'un concile panorthodoxe, qui aurait été le continuateur des anciens conciles oecuméniques, est devenue une nécessité impérieuse pour l'Église: mais, pour réaliser ce projet, on a dû d'abord avoir recours à un pro-synode, qui devrait trancher les questions préliminaires concernant la convocation du concile.
Maintenant je peux m'occuper de ce que fit le concile de Nicée dans le domaine de la législation sur les conciles. Bien entendu, je ne peux pas étudier ici cette question pleinement, et je suis obligé de nie borner à quelques remarques. D'habitude il est admis de penser que le concile de Nicée a institué deux types de conciles: l'un du type électoral (4e canon du concile de Nicée) et l'autre régulier (5e canon). Il est à noter que ces deux canons, de même que les canons 6 et 7, sont spécialement difficiles à interpréter. Jusqu'à présent leur sens intégral nous échappe. Cependant, quel que soit leur sens, le texte des deux canons ne justifie pas la supposition que le concile de Nicée ait institué deux types de concile. Il est sûr que, par son 5e canon, le concile de Nicée a institué le concile régulier d'une région métropolitaine composé d'évêques de cette région. Pour être plus exact, disons que le concile de Nicée a défini que le concile était une assemblée d'évêques. «Il a semblé bon que dans chaque éparchie (c'est-à-dire province) il y ait deux fois par an des conciles, pour que tous les évêques se rassemblent dans un seul endroit... » Ce qui montre que toute assemblée où prennent part des évêques n'est pas considérée comme un concile ; seule porte ce nom l'assemblée composée uniquement d'évêques. Quant au canon 4, il ne parle pas du tout du concile, et le terme même de «concile» n'y est pas employé. Ce canon dit que l'établissement des évêques doit être fait par des évêques, c'est-à-dire que tous les évêques d'une éparchie doivent, si possible, se réunir dans l'Église pour laquelle l'évêque est établi. Ce n'est pas là un concile, mais l'assemblée ecclésiale d'une Église locale avec la participation des évêques des autres Églises locales de la province. Le canon 4 de Nicée ne peut avoir d'autre sens. Vraiment, il est tout à fait improbable que le concile de Nicée se soit résolu à changer radicalement l'ordre antérieur de l'élection des évêques. Au contraire, le concile a gardé l'ancien ordre. La nouveauté ne consistait qu'en ce que le concile a remplacé la réception ecclésiale de l'élection des évêques par une entente préalable entre les évêques, et seulement entre les évêques d'une seule province. Si plus tard s'établit le point de vue selon lequel les évêques doivent être élus par le concile de la région métropolitaine, c'est le 19e canon du concile d'Antioche de 341 (?) qui donne sujet à une interprétation de ce genre du canon 4 de Nicée. Ce canon dit: « Que l'évêque ne soit pas établi sans le concile et la présence de l'évêque de la métropole de l'éparchie ».
Tout en coïncidant avec le canon 4 de Nicée (qui n'est d'ailleurs pas mentionné), le canon 19 d'Antioche ne reproduit pas exactement celui de Nicée : tout au plus, il lui sert de développement ultérieur. Peu de temps après Nicée, on voit apparaître la tendance de transmettre l'élection des évêques au concile épiscopal, sinon dans toutes les provinces, du moins dans quelques unes. Le canon 18 du même concile en est la preuve : il y est question de l'évêque qui n'a pas été reçu par le peuple de l'Église pour laquelle il a été établi. Un phénomène de ce genre n'a été possible qu'à condition que l'Église locale n'ait pas pris part à l'élection de l'évêque. Les canons d'Antioche n'ont pas été reconnus, pendant une période assez longue, obligatoires pour tous. Ainsi, lorsqu'au concile de Constantinople de 404 les adversaires de saint jean Chrysostome avaient proposé, sur l'indication de Théophile d'Alexandrie, de le condamner en se basant sur le canon 4 d'Antioche, selon lequel un évêque condamné par un concile perd pour toujours, s'il continue à exercer son ministère, le droit d'être acquitté par un autre concile, les partisans du Chrysostome indiquèrent que l'acceptation du canon 4 d'Antioche entraînerait celle de la doctrine arienne, parce que le concile d'Antioche avait été un concile arien. Il n'est donc guère étonnant que le canon 19 d'Antioche n'ait été appliqué que lentement à la vie courante.
Après avoir mis de côté toute une série de questions liées aux décisions canoniques de Nicée, je peux maintenant résumer de la façon suivante ce qui a été fait par ce concile en matière de législation sur les conciles. Il a institué le concile en tant qu'assemblée des évêques d'une province, assemblée dont la compétence était limitée aux affaires d'excommunication. D'autre part, il a conservé l'assemblée ecclésiale de l'Église locale, à laquelle devaient assister, dans certains cas, comme par exemple l'établissement de nouveaux évêques, les évêques d'autres Églises locales de la même province. Bien qu'à l'époque du concile de Nicée l'ecclésiologie universelle ait déjà pénétré dans la conscience ecclésiale, ce type d'ecclésiologie n'a pas encore eu. le temps de prendre la place du type primitif de l'ecclésiologie, selon lequel chaque Église locale est autonome et indépendante. Il est bien évident que le concile de Nicée n'avait pas en vue de supprimer l'indépendance de l'Église locale ; au contraire, il cherchait à la conserver dans les conditions nouvelles de la vie de l'Église. Pour ce concile ni le métropolite, ni le concile de la région métropolitaine n'étaient les représentants d'un pouvoir suprême auquel auraient été soumises les Églises locales.
Les conciles oecuméniques ultérieurs n'ont rien apporté de vraiment nouveau dans la législation concernant les conciles. Ainsi, ils n'ont pas créé de concile qui aurait été supérieur à celui de la région métropolitaine. Il est vrai que le Ier concile de Constantinople parle dans son 6e canon d'un concile plus grand (me…zwn sÚnodoj) du diocèse civil. La théologie russe (et la théologie en général) est prête à voir dans ce «concile plus grand e le concile de tous les évêques du diocèse (au sens civil), le patriarcat des temps à venir, en tant qu'une instance plus haute que le concile de la région métropolitaine. Il est fort douteux qu'une pareille interprétation du dit canon soit juste. En effet, dans ce canon il n'est pas question d'un concile de tous les métropolites du diocèse, qui aurait été désigné par le terme «me…zwn sÚnodoj». Si l'on prend en considération les canons 12 et 14 d'Antioche, on voit que e le plus grand concile » est toujours le même concile de la province, avec la participation d'autres évêques du même. diocèse civil[1].
Nous ne trouvons aucune autre indication sur les conciles dans la législation des conciles oecuméniques. Ultérieurement l'organisation ecclésiale (la formation des patriarcats, et surtout des Églises appelées autocéphales) dépassa les limites des décisions canoniques des conciles oecuméniques.
3. La théologie orthodoxe russe, tout en reconnaissant les décisions canoniques pour immuables, part plutôt de la pratique ecclésiale que de ces décisions. Comme je l'ai indiqué déjà, la théologie russe reconnaît deux (ou trois) types de conciles : éventuellement le concile d'une région métropolitaine, le concile d'une Église autocéphale et le concile oecuménique. Nous savons déjà qu'il n'y a aucune décision canonique au sujet de ce dernier. Les conciles oecuméniques étaient un fait de la vie de l'Église qui est entré dans la conscience ecclésiale. je reviendrai plus tard sur la question des conciles oecuméniques. En ce qui concerne le concile d'une Église autocéphale, on ne pourrait trouver de base pour lui dans les règles canoniques que par analogie avec les décisions des conciles oecuméniques sur les conciles provinciaux. Au temps de sa dépendance du patriarcat de Constantinople, l'Église russe avait été une des régions métropolitaines de ce dernier. Constantinople appliquait à cette région métropolitaine les règles canoniques en vigueur à l'époque au sujet de ces régions. Devenue autocéphale, l'Église russe n'a cependant jamais comporté de régions métropolitaines. Il est vrai que de temps en temps le pouvoir civil formait des projets de création de régions métropolitaines, mais ils se heurtaient toujours à la résistance des évêques diocésains. L'institution du patriarcat n'a rien changé dans l'organisation de l'Église russe, à la seule exception que le chef de l'organisation de l'Église russe reçut le titre de patriarche au lieu de l'ancien titre de métropolite. Lorsqu'il était question, dans la littérature théologique, de l'institution des régions métropolitaines, on posait tout naturellement la question du concile d'une telle région, comme première de l'organisation conciliaire de l'Église russe.
Beaucoup plus difficile avait été la question de la composition des conciles, notamment du concile général de l'Église russe. Les systèmes dogmatiques d'« école » affirmaient catégoriquement que le concile, quelle qu'en soit la forme, est, quant à sa composition, une assemblée d'évêques. Tout en ne niant pas que des presbytres et des diacres aient quelquefois pris part aux conciles, ces systèmes refusaient catégoriquement de reconnaître ces derniers comme membres du concile, et n'y voyaient que des conseillers des évêques ou leurs représentants[2]. Les décisions conciliaires, et notamment le canon 5 du premier concile de Nicée, servaient de base à cette thèse. Ce point de vue a prédominé pendant très longtemps dans la théologie russe, et personne n'osait le contester. A partir de 1905 la littérature théologique accompagnant les projets de convocation d'un concile de l'Église russe, se mit à réfuter catégoriquement ce point de vue. Nous trouvons dans cette littérature l'affirmation que le concile doit être composé non seulement d'évêques, mais aussi du clergé et des laïcs. Les évêques diocésains, consultés à ce sujet, se prononcèrent en grande majorité en faveur d'une telle composition, sous réserve que seuls les évêques devraient avoir une voix délibérative, les, autres membres ne possédant qu'une voix consultative. Ce ne furent pas tellement les décisions canoniques qui servirent de base à cette opinion, mais surtout les notions que nous possédons au sujet de la composition des conciles de l'époque pré-nicéenne, notamment ceux de Carthage, et aussi des conciles de l'époque nicéenne et post-nicéenne. Lorsqu'en 1917 le concile de l'Église russe a été enfin convoqué, il était composé non seulement de l'épiscopat, mais aussi de membres du clergé séculier et régulier et de laïcs. Selon la définition de ce concile «dans l'Église orthodoxe russe, le pouvoir suprême législatif, administratif et de contrôle, appartient au concile de toute l'Église russe, ce concile étant convoqué périodiquement et à des dates déterminées, et composé d'évêques, de membres du clergé et de laïcs.»
Malgré l'opinion que l'on peut avoir sur sa composition, il faut reconnaître que le concile de Moscou de 1917/18 a été un phénomène sans pareil dans la vie ecclésiale. Il est d'ailleurs à remarquer que ce concile a été un événement exceptionnel dans l'histoire de l'Église russe. Depuis 1917, la situation tragique de l'Église russe a rendu impossible la convocation d'un autre concile du même type (nous ne savons d'ailleurs pas, si, la situation de l'Église russe ayant changé, un pareil concile aurait été convoqué). Lorsque des conciles ont été convoqués en Russie, après 1917, et encore très rarement, ils n'étaient composés que d'évêques. Il est vrai que le concile de Moscou de 1917 /18 jouit d'une autorité exceptionnelle à cause des circonstances extraordinaires pendant lesquelles il a été convoqué et du courage inouï dont ont fait preuve ses membres. Voilà pourquoi toute critique, que ce soit du concile lui-même ou de ses décisions, rencontre pour la plupart du temps des objections très vives[3]. Tout le monde avait pris conscience de la nécessité d'une réforme de la vie ecclésiale pour éliminer les défauts provoqués par l'organisation synodale. La discussion ne porte pas sur la nécessité d'une réforme, mais sur la question de savoir si cette réforme a été faite sur des bases ecclésiales et canoniques. Ces défauts n'ont-ils pas été éliminés au prix de l'introduction dans la vie ecclésiale de principes hétérogènes ?
4. Quelles sont les prémisses théologiques du système déterminé par le concile de Moscou de 1917 /18 ? En posant cette question, je passe en même temps à la « théologie du concile » en général. je commencerai par celle des conciles de type épiscopal. «Si, premièrement, écrit le Métropolite Macaire, dans le degré ecclésial de la hiérarchie, il n'y a pas de degré plus haut que le degré épiscopal ; si tous les évêques sont de façon égale les successeurs des apôtres, et s'ils ont, comme les apôtres, reçu du Seigneur le même honneur et le même pouvoir; si pareillement, leurs successeurs ont la même dignité, qu'ils séjournent à Rome, à Constantinople, ou à Alexandrie, ou n'importe où ailleurs : il va de soi que seul le concile des évêques peut avoir un pouvoir sur les évêques... Si, deuxièmement, toute Église particulière est soumise à son évêque seulement : cela veut dire que plusieurs Églises particulières ne peuvent dépendre que des ordres de tous leurs évêques ou du concile de l'Église autocéphale... Si, enfin, je le répète, chaque Église est confiée en particulier à son évêque : cela veut dire que l'Église du Christ en général, qui réunit en elle en tant qu'Église universelle, toutes les Églises particulières, est indubitablement confiée à tous les évêques en général »[4]. A quelques détails près, il faut noter qu'une pareille doctrine sur les conciles est un lieu commun de la théologie tant orthodoxe que catholique. Comme on le voit clairement du texte cité, cette doctrine part de l'ecclésiologie universelle, selon laquelle les Églises locales sont des parties de l'Église universelle. A la tête de ,chaque Église locale se trouve un évêque, en tant que successeur des apôtres : donc, à la tête de l'Église universelle ne peut se trouver que le concile des évêques. La théologie catholique complète cette doctrine par le principe de la conciliarité, principe qui est dans l'ordre d'idées de la théologie orthodoxe. Les Apôtres, ou plus exactement, les Douze, formaient un collège, qui agissait, comme tel, dans les questions concernant toute l'Église. Héritier de ce collège des Apôtres l'«ordo episcoporum» répond en commun pour le troupeau que lui a confié le Seigneur[5]. L'unique objection que la théologie orthodoxe aurait pu faire au sujet d'une pareille doctrine, aurait concerné la question du rôle de l'apôtre Pierre dans ce collège des apôtres, et le rôle de l'évêque de Rome dans l'«ordo episcoporum». je ne me propose pas de m'occuper de la critique de cette doctrine, et encore moins de discuter sur la question de l'évêque de Rome[6]. Comme je viens de l'indiquer, une pareille « théologie du concile» se comprend facilement dans le contexte de l'ecclésiologie universelle. Selon cette doctrine, le concile manifeste le «corpus episcoporum», et en même temps il est la manifestation de l'Église dans toute sa plénitude. Voilà pourquoi le concile ne peut être qu'une assemblée d'évêques.
La « théologie du concile» du type du concile de Moscou est tout autre. Elle part de la doctrine de l'Église en tant que Corps du Christ, dont les diverses parties occupent des situations différentes dans l'Église. Cette théologie ne nie pas la succession apostolique des évêques, mais affirme que l'Église ne se manifeste que lorsque sont représentés tous les membres de l'Église, et non pas le seul épiscopat : ce dernier, quoique absolument nécessaire à la vie de l'Église, ne représente cependant pas l'Église de façon exhaustive. Le concile doit être une assemblée de toute l'Église, des évêques aux laïcs. D'habitude on cite en faveur de cette opinion les paroles de l'Épître des patriarches orientaux au pape Pie IX, dans laquelle il est dit que le corps même de l'Église, c'est-à-dire le peuple tout entier, est le gardien de la piété : donc il doit être représenté au concile, et ce n'est qu'alors que le concile est vraiment un concile. Mais, en réalité, il n'est pas question d'un concile de ce genre dans l'Épître indiquée. La «théologie du concile de Moscou » donne au terme « concile» un sens qu'il n'a jamais eu en réalité, car il y est question non pas d'un concile, mais d'une assemblée ecclésiale de toute l'Église russe. En conservant pour une telle assemblée le nom de concile, la théologie russe garde le terme de «synode» (forme grecque du terme slave « sobor », concile), mais elle le fait dans un sens conventionnel : on désigne ainsi une réunion de quelques évêques qui agit constamment auprès du patriarche. De tels synodes existaient depuis longtemps dans les patriarcats orientaux, et leur existence remonte à la «sÚnodoj ™ndhmoàsa», qui se tenait déjà auprès de l'évêque de Constantinople au Ve siècle.
5. Comme la doctrine du concile épiscopal, la doctrine du concile en tant qu'assemblée ecclésiale part elle aussi de l'ecclésiologie universelle, mais, pour cette fois, considérablement changée. L'Église universelle se présente comme étant divisée en diverses Églises locales. Cependant, ce ne sont pas les anciennes Églises locales, présidées par leurs évêques, qui sont de telles parties de l'Église universelle, mais des Églises autocéphales isolées, sur lesquelles on transpose les attributs des Églises locales primitives : l'indépendance et l'autonomie. Du point de vue de la doctrine de laquelle partaient probablement les membres du concile de Moscou de 1917 /18, c'est l'Église autocéphale qui forme l'unité ecclésiale. Selon la définition de ce concile « on nomme diocèse une partie de l'Église orthodoxe russe, partie administrée par l'évêque diocésain ». Nous rencontrons ici pour la première fois une pareille définition dans la théologie orthodoxe qui professe jusqu'à présent que l'Église autocéphale est formée d'Églises locales. Cela n'a cependant pas d'importance pour moi ici et ne doit pas jouer de rôle pour mes lecteurs. Comme toute Église locale des temps anciens, chaque Église autocéphale et, dans le cas présent, l'Église russe, doit avoir une assemblée ecclésiale qui manifeste son unité et son intégrité.
L'assemblée ecclésiale de l'Église locale ancienne était un fait concret et vivant de la vie ecclésiale. C'était vraiment une assemblée de toute l'Église russe. En fait, il ne peut y avoir d'assemblée de toute l'Église russe. Pour réaliser une telle assemblée le concile de Moscou (et la littérature théologique qui l'avait précédé) introduit l'idée purement juridique de la représentation. Tous les évêques diocésains prennent part au concile, mais la participation du clergé, des moines et des laïcs est remplacée par celle de leurs représentants élus. L'idée de la représentation était inconnue dans l'Église ancienne. Les évêques qui prenaient part aux conciles n'étaient jamais considérés comme les représentants de leurs Églises. Ils sont les présidents de leurs Églises et agissent au nom de leur Église. C'est par les évêques qu'agit toute l'Église, car l'évêque est dans l'Église et l'Église est dans l'évêque. J'ai déjà écrit : « Certainement, si l'Église est un organisme basé sur le droit, dans lequel il y a divers groupes : l'épiscopat, le clergé, les moines, les laïcs, alors du point de vue juridique, chaque groupe peut avoir ses représentants. Il reste cependant à savoir par quel moyen la voix de l'Église sera entendue à travers les représentants de tous ces groupes, car la somme des groupes isolés ne peut pas former le corps vivant de l'Église. La volonté de Dieu se manifeste dans l'Église seulement, et non pas dans la réunion de divers groupes»[7]. Nous pouvons donc nous poser la question de savoir si la décision du concile de Moscou sur le concile en tant que réunion non seulement des évêques, mais aussi des représentants des divers groupes, suit vraiment la ligne de la théologie orthodoxe sur le concile et sa composition. Il me semble, au contraire, que cette décision est en contradiction avec ce que la théologie orthodoxe a toujours contenu ; d'autre part, elle contient le principe essentiel de l'ecclésiologie eucharistique, sous une forme faussée, il est vrai, selon lequel l'assemblée de l'Église locale manifeste la volonté de l'Église, à condition qu'elle soit acceptée par toutes les autres Églises. Mais justement l'idée de la réception a échappé aux membres du concile de Moscou.
6. « A partir du moment où il devint possible de convoquer des conciles oecuméniques, on y décidait définitivement tout ce qui concerne l'Église entière, comme en témoigne l'histoire de ces conciles ; on ne reconnaissait, en matière de foi, aucun autre pouvoir supérieur à celui de ces conciles»[8]. Cette déclaration du Métropolite Macaire exprime l'opinion généralement reçue de la théologie orthodoxe. Au cours de la polémique contre la doctrine catholique sur le pape, cette thèse est formulée d'une façon plus aiguë : le concile est reconnu comme pouvoir suprême dans l'Église en général. Lorsqu'on parle dans la théologie dogmatique orthodoxe des conciles oecuméniques, on a en vue non pas les conciles oecuméniques en général, mais les conciles qui ont vraiment eu lieu au cours de l'histoire et qui ont été reconnus oecuméniques. Certes, l'attitude de la théologie dogmatique par rapport aux conciles oecuméniques devient simplifiée, car ainsi est levée la question de savoir ce que c'est que le concile oecuménique. La question des conciles est alors transportée du domaine de la théologie dogmatique dans celui des études historicocanoniques. Pour la conscience orthodoxe «les conciles oecuméniques» se présentent comme un phénomène exceptionnel de la vie de l'Église et presque un phénomène qui, peut être, ne pourra pas se répéter. Il y a eu des conciles oecuméniques, mais y en aura-t-il encore ? Il est possible de trouver le point de vue selon lequel un concile pan-orthodoxe, s'il avait été convoqué de nos jours, aurait été un concile oecuménique qui aurait continué la série des anciens conciles. L'Église orthodoxe est l'unique vraie Église donc, le concile de cette Église est celui de l'Église toute entière c'est-à-dire, le concile oecuménique. Nous avons devant nous un point de vue absolument analogue à celui de l'Église catholique. Ces deux points de vue sont basés sur la catégorie de l'hérésie[9]. Nous trouvons dans la théologie orthodoxe un autre point de vue, selon lequel un nouveau concile oecuménique est impossible depuis la séparation des Églises, et cela, non pas parce que l'Église orthodoxe a cessé d'être l'unique vraie Église mais parce qu'en fait un concile de caractère oecuménique est irréalisable à cause de la division du monde chrétien. Ce même point de vue admet cependant qu'un concile pan-orthodoxe puisse remplir les fonctions qui avaient été dévolues aux antiques conciles oecuméniques et puisse avoir la même autorité que ces derniers, dans les limites de l'Église orthodoxe.
Le terme de « pouvoir» lorsqu'il est appliqué aux conciles oecuméniques, ne veut pas dire « pouvoir» dans le sens que nous lui attribuons, ni dans le sens dans lequel il est employé dans les décisions canoniques. Dans ces dernières, ce terme s'emploie par rapport aux seuls évêques, et non pas par rapport aux conciles. ou aux métropolites. On le voit surtout clairement d'après le canon 9 du concile d'Antioche, qui détermine en quoi consiste le «pouvoir (™ξoυs…a) [10]» de l'évêque : «Que chaque évêque possède le pouvoir dans son Église locale (πaρoικ…aς) et qu'il la gouverne avec la prudence qui convient à chacun... et qu'il établisse les presbytres et les diacres, et qu'il entende toutes les affaires avec discernement». C'est seulement dans les décisions du concile de Moscou que le terme «pouvoir» est employé dans un sens juridique, comme on peut le voir de la décision déjà citée de ce dernier au sujet du concile de l'Église russe, en tant que pouvoir suprême. Par contre, quand il est question dans la théologie orthodoxe de pouvoir suprême que possède le concile oecuménique, le terme «pouvoir» veut dire « autorité » avec une légère nuance juridique. Le concile oecuménique possède (ou plutôt possédait) l'autorité suprême dans toutes les affaires de l'Église. Même si l'on admet que le concile oecuménique se considérait lui-même comme un pouvoir suprême, c'était en tout cas dans un ordre d'idées tout à fait spécial, qui admettait l'existence d'un pouvoir suprême régulier. Les principes du droit romain avaient suffisamment pénétré dans la conscience des hommes d'Église de l'époque des conciles oecuméniques pour qu'ils puissent, tout en considérant le concile comme un pouvoir suprême, admettre en même temps la possibilité d'une vacance d'un tel pouvoir. Et cependant les intervalles entre les conciles avaient été considérables : ainsi, entre le IVe concile oecuménique et le Ve (de 553) il se passa cent ans. L'intervalle le plus court a duré quand même 20 ans : c'était celui entre les conciles d'Éphèse de 431 et de Chalcédoine de 451. L'Église a-t-elle pu exister pendant 100 ans, et même pendant 20 ans sans pouvoir suprême ? En outre, même en tenant compte de toutes les réserves qu'il est nécessaire de faire à ce sujet, il ne faut pas oublier qu'à Byzance l'empereur était considéré comme le pouvoir suprême dans l'Église, ce qui était à un certain degré reconnu même en Occident. Si dans la théologie orthodoxe l'accent était mis - et l'est encore - sur le pouvoir du concile oecuménique, c'est seulement (comme je l'ai indiqué plus haut) à des fins de polémique. En mettant cette polémique de côté, on peut dire que pour la théologie orthodoxe le concile oecuménique est l'autorité suprême dans les affaires de l'Église.
7. Quelle est la nature des décisions des conciles oecuméniques, en tant qu'autorité dans l'Église ? Cette question contient une autre question, la plus difficile et la plus actuelle : celle de l'infaillibilité du concile oecuménique. La question a déjà été posée dans la théologie orthodoxe après le concile du Vatican de 1870. Les définitions des conciles oecuméniques sont obligatoires pour tous les fidèles; ou, comme l'écrivait le Métropolite Macaire, « se soumettre entièrement aux décisions et aux lois des conciles oecuméniques était considéré comme un devoir, auquel on ne saurait manquer, et pour les fidèles, et pour les pasteurs»[11]. Cette thèse n'a jamais été mise en doute, d'autant plus que les conciles oecuméniques ont eux-mêmes déclaré leurs décisions obligatoires et immuables. La question consiste à savoir d'où vient le caractère obligatoire de ces décisions. En ce qui concerne les conciles oecuméniques du passé cette question ne présente pas de difficultés : si leurs décisions sont obligatoires, cela découle de la vérité de ces décisions. Les premiers sept conciles oecuméniques ont fixé des doctrines qui ont été reçues par l'Église en tant qu'expression de la vérité absolue, obligatoire pour tous. La théologie orthodoxe a constaté ce fait et n'est pas allée plus loin, d'autant plus qu'à l'époque des conciles oecuméniques cette question ne se posait pas. Pouvons-nous affirmer que ce ne sont pas seulement les conciles oecuméniques du passé qui ont dévoilé la vérité contenue dans la Révélation, mais que chaque concile oecuménique peut prétendre à la vérité de ses décisions ? Autrement dit, si un nouveau concile oecuménique se réunissait, ses décisions seront-elles l'expression de la vérité, comme celles des conciles du passé ? La question ainsi posée se transforme en problème de l'infaillibilité des conciles oecuméniques. Ce problème n'a pas été le résultat du développement naturel de la théologie orthodoxe, mais, à un certain degré, il lui a été imposé par la théologie catholique. N'acceptant pas la doctrine de la primauté de l'évêque de Rome, la théologie orthodoxe n'a pu accepter celle de l'infaillibilité de ce dernier. A des fins de polémique contre le le concile du Vatican, la théologie orthodoxe a opposé à la doctrine de l'infaillibilité du pape celle de l'infaillibilité des conciles oecuméniques. Sous cet aspect la doctrine de l'infaillibilité du concile ne semble pas présenter de difficultés, mais il en fut tout autrement quand elle fut envisagée sous l'angle d'un problème théologique. Nous ne trouvons aucun accord à ce sujet dans la théologie orthodoxe. Peut-on accepter le point de vue selon lequel le concile oecuménique, comme tel, est infaillible ? Une thèse de ce genre a été développée par certains théologiens ; elle peut être acceptée, et des arguments théologiques basés sur l'idée de la succession apostolique peuvent être trouvés en sa faveur, si l'on part de l'ecclésiologie universelle et seulement si le concile est une assemblée d'évêques. Cependant, le problème de j'infaillibilité du concile oecuménique n'est pas résolu, lorsque l'on a trouvé des arguments théologiques en sa faveur. En tant que doctrine, la théorie de l'infaillibilité concerne la vie empirique de l'Église et non pas ce qui est en elle éternel et supratemporel. Voilà pourquoi l'aspect historique de ce problème ne peut pas être écarté, si seulement on ne néglige pas la vie historique de l'Église. La première chose à savoir est ce qu'est le concile oecuménique. Cette question est plutôt historique que théologique, du moins en ce qui concerne les conciles du passé. jusqu'à présent ce problème n'a pas été résolu. Même si nous comprenons le terme « oecuménique » dans le sens qu'il avait à l'époque romaine, nous devons admettre qu'il n'y a jamais eu de conciles oecuméniques. Les évêques de toute l' « oikouménê», et d'autant plus de l'univers tout entier n'ont jamais assisté à un concile. S'il m'est permis de faire une petite digression dans le domaine de la théologie catholique, ce que je ne me suis pas permis de faire jusqu'à présent, j'aurais pu noter qu'on y trouve l'idée qu'il faut comprendre l' «oecuménicité» non pas au sens matériel, mais au sens spirituel et moral[12]. je doute que ce soit là vraiment une explication: en outre, ainsi n'importe quel concile, composé n'importe comment, pourrait se prendre spirituellement et moralement pour un concile oecuménique[13]. Il nous reste à reconnaître - ce que l'on faisait d'ailleurs d'habitude - que le concile recevait son «oecuménicité » de l'empereur, qui était non seulement porteur de l'idée impériale, mais aussi l'incarnation de l'Empire. La théologie orthodoxe a toujours insisté sur le rôle de l'empereur par rapport au concile oecuménique, ce qui a toujours été une cause de controverse entre la théologie orthodoxe et la théologie catholique, controverse qui, semble-t-il, est actuellement terminée. Maintenant, cela n'a plus d'importance. C'est une page de l'histoire qui est déjà tournée, mais dans la conception du concile oecuménique il reste quand même une brèche.
L'argument le plus important contre l'infaillibilité de concile, c'est l'histoire des conciles. Il est bien connu qu'au cours de l'histoire il y a eu des conciles qui n'ont pas été reconnus pour oecuméniques, quoiqu'ils aient pu prétendre à ce titre du point de vue formel. je peux donc ne pas m'arrêter sur ce fait. Mais il y a plus : certains conciles reconnus pour avoir été oecuméniques peuvent difficilement servir d'argument en faveur de l'infaillibilité des conciles oecuméniques. L'accord des évêques qui est à la base de la doctrine sur le concile, est un mythe historique. Sur ce point aussi je peux ne pas m'attarder, car nous savons maintenant par quels moyens on arrivait à cet accord.
J'aborde maintenant la question la plus importante. Si le concile oecuménique est par lui-même infaillible, ses décisions doivent être automatiquement et immédiatement acceptées. C'est justement cela qui n'avait pas lieu : autour de l'acceptation des décisions des conciles, il se passait d'habitude des luttes. L'idée de la réception était le facteur essentiel de la vie ecclésiale pendant la période pré-nicéenne. J'ai indiqué plus haut que le concile de Nicée voulait remplacer l'idée de la réception par des idées juridiques, mais bien sûr, la réception n'a pas pu disparaître de la vie ecclésiale, comme elle n'a pas disparu de la conscience orthodoxe jusqu'à présent. J'admets que cette question est sujette à caution, mais le fait de la réception (ou, si l'on préfère, de la confirmation des décisions conciliaires, ce qui est une forme juridique de la réception) est un fait historique. A qui appartient la «confirmation » des décisions des conciles oecuméniques : est-ce à l'évêque de Rome ou à l'empereur ? Ceci n'a pas d'importance pour moi en ce moment. Ce qui m'importe, c'est que le concile oecuménique était considéré comme infaillible lorsque ses décisions avaient été entérinées par la personne ou l'organe qui possédait le droit de le faire.
8. Il n'est donc pas étonnant que l'opinion selon laquelle les décisions du concile oecuménique doivent être reçues par l'Église trouve une audience plus large dans la théologie orthodoxe. D'après la doctrine de la réception c'est l'Église qui témoigne de la vérité des décisions concilaires, et non pas le concile lui-même. je ne peux pas entrer ici dans les détails du problème de l'infaillibilité[14], et je me borne à indiquer que, la question ainsi posée, l'infaillibilité n'appartient pas au concile, mais à l'Église. Une pareille opinion correspond le mieux à l'esprit de l'enseignement de l'Église orthodoxe, parce que la question est ainsi transférée de la catégorie « infaillibilité» dans celle de « vérité». Est infaillible ce qui est vrai, et la vérité appartient à l'Église. Cependant cette opinion n'est pas assez mise au point dans la théologie orthodoxe, qui, notamment, n'a pas trouvé de réponse à la question de savoir comment la réception s'est exprimée dans la vie historique et comment elle doit s'exprimer. Voilà pourquoi la doctrine de la réception par l'Église des décisions conciliaires devient, dans un certain sens, un axiome dogmatique qui n'est pas tout à fait lié à la vie empirique de l'Église. « Le dogme romain de l'infaillibilité du pape, écrit Paul Evdokimov, élimine non pas le fait du consensus préalable de l'Église, mais son caractère de nécessité, qui, par cela donnerait sa valeur à la définition papale. Le pape consulte le collège épiscopal, avant de se prononcer, mais c'est au moment de la définition papale et ex sese que son caractère de dogme est révélé. Dans l'Orthodoxie, le consensus du peuple de Dieu s'opère après la définition pour attester, quand c'est le cas, le caractère divin du dogme formulé ex consensu ecclesiae»[15]. Tout cela est absolument juste, mais nous ne trouvons pas dans l'affirmation d'Evdokimov de réponse à la question de savoir comment tout cela se manifeste dans la vie concrète de l'Église. Ce manque de clarté provient de ce que la doctrine de l'infaillibilité est adaptée à l'ecclésiologie universelle, à laquelle la doctrine de la réception est presque inapplicable. Ne trouvant pas de réponse à cette question, la pensée théologique aboutit à la conclusion que dans l'Église il n'existe pas d'organe par lequel se manifesterait la réception. Telle est l'opinion du Père Serge Boulgakov, un des théologiens les plus réputés de ces derniers temps[16]. L'application suivie de cette idée doit nous amener inévitablement au relativisme ecclésiologique.
9. Il me reste à traiter une dernière question, analogue à la question de l'infaillibilité des conciles oecuméniques : quelle est la source de l'autorité des conciles d'une Église autocéphale ? L'analogie des questions conduit naturellement à l'analogie des réponses. Lorsque le concile est considéré, comme une assemblée d'évêques qui possèdent le pouvoir suprême, son autorité découle du concile lui-même. Quant au concile en tant qu'Assemblée d'une Église autocéphale (forme de concile qui a été acceptée dans l'Église russe et qui a trouvé son expression dans le concile de Moscou de 1917 /18), la question de la réception des décisions d'un concile de ce genre a été pratiquement éliminée. Dans la littérature qui a précédé le concile de Moscou, il est curieux de noter qu'un des arguments en faveur d'une telle forme de concile consistait en ce qu'un concile épiscopal nécessite la réception de l'Église russe, tandis que le concile auquel prendraient part les représentants de tous les groupes de l'Église, ne nécessiterait pas de réception, car il est la manifestation de toute l'Église russe. C'est là une véritable aberration de la pensée théologique, qui ne peut être expliquée que par le caractère passionné de la lutte qui était menée autour de la forme du futur concile. Dans l'ivresse de la lutte entre partisans et adversaires de telle ou telle forme du concile on avait, paraît-il, oublié que l'Église russe ne manifestait pas entièrement l'Église orthodoxe, et qu'à côté d'elle existaient d'autres Églises orthodoxes. Si l'on se tient sur le terrain de la réception, on voit que les décisions d'un concile d'une Église autocéphale doivent être «reçues» par les autres Églises autocéphales. Malheureusement, le séparatisme ecclésial a tellement pris racine dans l'Église orthodoxe que chaque Église autocéphale vit de sa propre vie, sans regard sur les autres. L'unité de foi est absolue entre les Églises orthodoxes, mais l'unité de leur vie ne trouve pas d'expression bien claire. Comme je suis orthodoxe, je le dis franchement, car je confesse fermement que ce défaut d'unité est un trait de la théologie orthodoxe et non pas de l'Église orthodoxe.
10. Maintenant je peux résumer ce que j'ai dit et faire quelques déductions. Comme je l'ai indiqué au début de mon exposé, la théologie orthodoxe russe ne contient pas de doctrine sur les conciles bien définie et reconnue par tous. Nous trouvons divers courants d'opinions, qui, quelquefois, s'excluent mutuellement. Il n'y a même pas d'accord sur les problèmes essentiels concernant les conciles. Ainsi, comme on peut le voir clairement de mon exposé, nous sommes en présence de deux opinions sur la nature du concile, nature qui doit se manifester dans la composition de ce dernier : d'après l'une, le concile est une assemblée d'évêques, d'après l'autre, il est composé par les représentants de tous les groupes qui forment le corps de l'Église, des évêques aux laïcs. Cependant, ce ne sont pas là des opinions qui s'excluraient l'une l'autre : en réalité, la différence d'opinions s'explique parce qu'il est question non pas d'un même sujet, mais de deux sujets différents. La première des deux opinions citées a trait au concile tel qu'il a été défini par le Ier concile de Nicée, la seconde à l'assemblée ecclésiale -, avec quelques changements, nécessités par le fait que toute l'Église russe est considérée comme étant une seule Église locale. Nous avons vu aussi, qu'il n'y avait pas non plus d'accord au sujet de l'autorité des conciles, surtout des conciles oecuméniques. Dans la littérature « préconciliaire » du début de ce siècle on peut voir une opposition nettement manifestée envers l'épiscopat, dont les défauts avaient été provoqués par l'organisation «synodale» de l'Église russe. Voilà ce qui explique le courant contre la reconnaissance de l'autorité d'un concile purement épiscopal. Quant au concile oecuménique, une partie des théologiens russes s'en tenait à l'ancienne opinion d'après laquelle l'autorité du concile découlerait du concile lui-même, et l'autre pensait que l'infaillibilité du concile dépendait de la réception de ses décisions par l'Église. Comme je l'ai indiqué plus haut, c'est justement le problème de la réception qui a été le moins éclairci.
Comment peut-on expliquer ce manque de clarté dans la théologie orthodoxe dans une question aussi essentielle que celle des conciles, qui sont à la base de la vie de l'Église orthodoxe ?
Ce caractère inachevé de la pensée orthodoxe dans le problème du concile s'explique par un certain conflit entre deux types d'ecclésiologie. La théologie orthodoxe part presque entièrement de l'ecclésiologie universelle qui prédomine actuellement, tandis que la conscience orthodoxe garde toujours le type primitif d'ecclésiologie que j'appelle eucharistique. D'après cette ecclésiologie chaque Église locale ayant à sa tête un évêque, possède toute la plénitude de la nature ecclésiale et manifeste l'Église de Dieu en Christ. Il ne peut donc y être question de parties de l'Église, car partout et toujours l'Église se présente dans son intégralité et son unité. En raison de quoi chaque Église locale est autonome et indépendante. L'organisation ecclésiale de l'Église russe, de même que celle des autres Églises autocéphales, concorde avec l'idée de l'Église universelle. Selon l'esprit de l'ecclésiologie universelle, l'Église russe et les autres Églises autocéphales sont considérées comme des parties de l'Église universelle. Et cependant, cette partie est tenue pour autonome et indépendante, particularité qui ne peut guère être expliquée du point de vue de l'ecclésiologie universelle, d'après laquelle une partie ne peut être indépendante ni par rapport aux autres parties, ni par rapport au tout. Nous voyons ici des traces déformées de l'ecclésiologie primitive. Les parties isolées de l'Église universelle sont unies par le concile oecuménique, considéré comme un organe qui possède l'autorité suprême, autorité qui se transforme en pouvoir. Par cela même on ne nie pas la possibilité d'une primauté dans l'Église orthodoxe. Nous avons ici devant nous encore un certain manque de suite dans les idées. Comme j'ai essayé de le démontrer[17], l'idée de la primauté est une nécessité ecclésiologique si l'on part du système de l'ecclésiologie universelle, tandis que la non-reconnaissance de la primauté part des prémisses de l'ecclésiologie eucharistique. C'est de ces dernières aussi que part la doctrine de la réception à laquelle sont soumises les décisions du concile oecuménique. L'idée de la réception telle qu'elle a existé avant le concile de Nicée, ne peut pas être appliquée à l'Église, comprise en tant qu'un organisme unique et universel: elle est exclue par l'idée du droit sur lequel est fondée toute l'organisation ecclésiale. Si la théologie orthodoxe introduit l'idée de la réception, c'est là un témoignage de ce que l'Église orthodoxe a conservé le souvenir de l'ecclésiologie primitive eucharistique, où la réception trouve son unique raison d'être et où les décisions d'une Église locale doivent être reçues par les autres Églises, qui sont chacune une Église de Dieu en Christ. Voilà pourquoi, dans cette ecclésiologie, la réception est un témoignage de l'Église sur l'Église. Quand la théologie orthodoxe introduit l'idée de la réception, empruntée à l'ecclésiologie eucharistique, elle est inévitablement aux prises avec une série de problèmes, auxquels elle ne peut pas donner de réponse. Que veut dire «réception » dans le contexte de l'ecclésiologie universelle ? Si l'on insiste sur la réception, n'arriverait-on pas à reconnaître que des parties de l'Église universelle sont placées plus haut que le concile oecuménique, qui est une manifestation de toute l'Église universelle ? Ou bien, pour être tout à fait conséquent, faut-il renoncer, en suivant une théologie dogmatique d'école, à l'idée de la réception et admettre que par lui-même le concile oecuménique est déjà une garantie de la vérité ? Faut-il ainsi se mettre en conflit avec les données de l'histoire ?
* * *
En guise de conclusion je voudrais indiquer que mon article n'est pas une étude de recherche scientifique, mais seulement un article d'information. J'ai tâché d'être objectif au maximum et d'introduire le moins possible mes idées personnelles. En même temps j'ai évité toute polémique, quoiqu'il y ait eu assez de matière à discussion. L'objectivité de mon exposé me dictait l'obligation de ne pas cacher les points faibles de la théologie orthodoxe dans la question des conciles. Cependant, pour moi, comme aussi pour d'autres Orthodoxes la diversité des opinions n'est qu'un témoignage de la liberté inhérente à la pensée orthodoxe et le gage de ses forces créatrices. je crois que la théologie orthodoxe, délivrée de l'influence d'éléments hétérogènes, trouvera sa propre voie et élaborera une doctrine orthodoxe sur les conciles. La théologie catholique et la théologie orthodoxe sont deux soeurs jumelles, qui se ressemblent beaucoup. Cette affinité les empêche de trouver une solution conjointe, car elles se tiennent sur les mêmes positions, tout en étant opposées l'une à l'autre. Ces deux théologies ont devant elles un but commun : celui de retourner aux sources de la pensée ecclésiale, sans renier entièrement le passé, qui, malgré de nombreux défauts, est de la plus grande valeur.
de l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris.
[1] Karl MÜLLER, Kanon 2 u. 6 von Konstantinopel 381 u. 382, dans le Festgabe für A. Jülicher, Tubingue, 1927.
[3] Il en fut ainsi pour la critique très modérée du concile de Moscou que j'ai exposée dans mon étude Le ministère des laïcs dans l'Église, Paris, 1955 (en russe).
[6] Le seul point que je voudrais noter est que la base théologique des conciles chez Cyprien de Carthage me semble plus convaincante: le concile est la manifestation de l'unité de l'épiscopat, unité fondée sur l'idée que tous les évêques occupent ensemble la chaire unique de Pierre. Il est donc naturel que, pour Cyprien, l'unité de l'épiscopat se manifeste dans l'assemblée des évêques
[9] Voir B. SCHULTZE, S. J., Riflessione teologica sul significato di « Chiesa orientale » e « Ortodossia », dans Gregorianum 42 (1961), P. 444‑462.
[10] On rencontre le terme «(™ξoυs…a » dans le célèbre canon 6 du Ier concile de Nicée. Malheureusement, le sens exact de ce terme nous échappe jusqu'à présent. Il me semble que le sens de ce terme se rapproche de celui qu'il a dans le canon 9 du concile d'Antioche.
[12] Th. P. CAMELOT, O. P., Conciles oecuméniques du IVe et du Ve siècles, dans Le Concile et les Conciles, Chevetogne, 1960, P. 54.
[13] Déjà R. SOHM (Kirchenrecht, Munich et Leipzig, 1923, I, P. 314), affirmait que « gründsâtzlich ist jede Synode ein allgemeines Konzil». Cette affirmation peut être juste ou non selon le contenu que l'on attribue au terme « concile ».
[14] J’ai traité la question de l’infaillibilité dans ma communication faite à Chevetogne au mois de septembre 1961 et qui paraîtra ultérieurement.
[17] L'Église qui préside dans l'Amour, dans La Primauté de Pierre, Neuchâtel, 1960. - Dans cette étude non seulement l'A. admet une « priorité » de l'Amour, mais aussi, que cette priorité appartient à l'Église de Rome (N. d. 1. R.).
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