Prof. Hdr. Archim. Grigorios D. Papathomas
Athènes-Paris
Les quatre niveaux À dÉsinence commune
de la Polyarchie anti-ecclésiologique
qui impliquent l’anéantissement de l’Église)
La co-territorialité ecclésiale et la polyarchie ecclésiastique constituent, pour la Tradition canonique de l’Église, deux déviations ecclésio-canoniques de même ordre, dont l’une entraîne l’autre. Elles s’inflencent réciproquement et altèrent l’essence de l’Église au point, conséquence fatale, d’anéantir son hypostase-existence. Il s’agit d’une tentation historique à double façade, qui a menacé l’Église d’aliénation dès ses premiers pas, et, à diverses époques (4e-7e s.), elle (l’Église) a été tenté de trouver une solution, conciliaire principalement, lorsque, prenant une forme tangible, cette tentation s’avérait dangereuse pour l’hypostase et l’existence d’une Église locale ou établie localement. Il serait intéressant d’examiner cette double question au niveau historico-canonique, mais aussi d’en montrer l’actualité brûlante. En effet, après avoir ébranlé l’Église au cours de toute son existence historique, le phénomène sévit, aujourd’hui plus que jamais, dans toutes ses manifestations géo-canoniques.
Définition de la co-territorialité et de la polyarchie ecclésiales : « Deux diocèses, deux métropoles, deux Églises établies localement, deux Églises répandues à travers l’Univers, sur le même territoire géo-ecclésiastique » (c. 8/Ier, 12/IVe, 39/Quinisexte et 57/Carthage-56/Quinisexte, respectivement)
À la fin des années 90, plus précisément, juste après la chute du mur de Berlin (1990), au moment où les États européens se regroupèrent géographiquement au nom de l’Union européenne, se manifesta, au sein des Églises orthodoxes établies localement, une poly-canonicité (multi-canonicité) patente, une canonicité prismatique. Le homotropon [la forme immuable] de la Tradition canonique de l’Église bimillénaire sembla alors perdre du terrain face au choix déplorable d’une forme polyédrique de canonicité et de pratique hétérocentrique du Droit Canon, laquelle, fatalement, pénètra les revendications ethno-culturelles des temps et, par suite, les ambitions des États nationaux. Il est évident que l’apparition de cette canonicité prismatique possède ses causes pathogènes. Toutefois, il est impossible d’affirmer que ses conséquences ne sont dues qu’à de malheureuses (co)responsabilités, alors que, hier comme aujourd’hui, les Églises nationales orthodoxes elles-mêmes – à l’instar de l’Église catholique romaine et des Églises protestantes – non seulement adoptent, mais aussi institutionnalisent des situations ecclésio-canoniques déviantes de ce type.
La Tradition canonique de l’Église (1er-9e s.), qui s’est développée de manière concentrique et homogène dans toute la canonislation de la mêmeÉglise, a subi, au fil du temps et toujours de la même façon, quatre déviations non ecclésiologiques et, par conséquent, anti-canoniques, qui, récemment plus que jamais, ont pris une importance vitale pour le devenir ecclésial, du fait que, littéralement, elles annihilent l’Église. Leur dénominateur commun est la co-territorialité, d’où découlent directement de multiples conséquences anti-canoniques, telles que la co-juridiction épiscopale, la polyarchie ecclésiastique et la multi-juridiction topo-géographique. Ces quatre déviations, qui ont été soulignées, analysées et condamnées conciliairement par [la Tradition canonique de] l’Église, sont les suivantes :
Les déviations ecclésio-canoniques de la Co-territorialité et de la Polyarchie, soulignées par la Tradition canonique de l’Église 1. Deux diocèses en un même lieu – Polyarchie ecclésiale épiscopale (c. 8/Ier-325), 2. Deux métropoles en un même lieu – Polyarchie ecclésiale métropolitaine (c. 12/IVe-451), 3. Deux Églises établies localement en un même lieu – Polyarchie ecclésiale (c. 39/Quinisexte-691), 4. Deux Églises répandues à travers l’Univers sur la même planète – Polyarchie ecclésiale mondiale (c. 57/Carthage-419 et 56/Quinisexte-691). |
Analysons, à présent, les réactions conciliaires face à l’hétérocentrisme et aux déviations ecclésio-canoniques, telles que ces réactions se sont exprimées dans les textes conciliaires et cristallisées dans la Tradition canonique de l’Église au cours des siècles. Elles se focalisent, de manière ad hoc ou non ad hoc, sur le problème ecclésio-canonique contenu dans le néologisme de co-territorialité ecclésiale.
Co-territorialité : 1) épiscopale, 2) métropolitaine,
3) autonome, autocéphale-patriarcale, patriarcale et 4) ecclésiale mondiale
L’ordre et la présentation chronologiques et diachroniques de ce problème d’homonymie, d’autant plus dans une perspective homocentrique, montre clairement que l’Église n’a jamais cessé de revenir sur cette question non ecclésiologique et anti-canonique. Toutefois, avant de poursuivre notre analyse, il est nécessaire d’éclaircir un premier point de nature ecclésiologique, afin que notre tentative de cerner tous les aspects et toutes les manifestations de ce problème ecclésio-canonique homocentrique complexe soit cohérente.
Tout d’abord, notons que des termes canoniques, ayant un fondement ecclésial clair et net, sont le plus souvent employés de manière imprécise. Ce sont les suivants : a) « Église locale » (diocèse), b) « Église établie localement » (Patriarcat, Église autocéphale-patriarcale, Église autocéphale, Église autonome, Église semi-autonome, métropole [du système métropolitain], à savoir celle que, de nos jours, les Catholiques romains et les Orthodoxes nomment erronément « Église particulière » (sic) et enfin, c) « Église répandue à travers tout l’Univers ». Cette imprécision entraîne une confusion dans la définition de l’Église existant dont il est question et, plus encore, dans l’identification des problèmes ecclésio-canoniques dont l’approche se complexifie et la solution s’éloigne d’année en année. Les deux premières catégories d’Églises sont indistinctement regroupées sous le terme d’« Église locale », ce qui conduit à des confusions ecclésio-canoniques, méthodologiques et communi(cationn)elles, tandis que la troisième est systématiquement (et volontairement ?) ignorée et remplacée par le terme (conceptio) d’« Église universelle », lequel est absolument arbitraire du point de vue ecclésiologique et totalement inconnu du point de vue canonique.
Il nous faut donc examiner le problème ecclésio-canonique dans trois catégories – si nous pouvons nous exprimer ainsi – d’Églises (1. Église locale, 2. Église établie localement et 3. Église répandue à travers tout l’Univers) et à quatre différents niveaux (1. épiscopal, 2. métropolitain/semi-autonome, 3. autonome, autocéphale-patriarcal, patriarcal et 4. mondial). Néanmoins, étant donné que les niveaux (2) et (3) sont de même nature, nous pourrions les regrouper en une seule catégorie et, pour faciliter notre analyse de la question, les synthétiser et aboutir aux correspondances qui apparaissent sur le tableau synoptique ci-dessous :
Catégories d’Églises – Niveaux de Polyarchie ecclésiale 1. Église locale ® Diocèse • Métropole, Église semi-autonome 2. Église établie localement ® • Autonome, autocéphale, autocéphale-patriarcale • Patriarcat (dans le système de la Pentarchie) 3. Église répandue à travers l’Univers ® Monde |
Signalons ici un point qui est en rapport étroit avec la distinction sémantique ci-dessus et dont l’interprétation nous intéresse pour l’approche de notre problème. Lorsque nous parlons de l’« Église catholique » du Symbole de la Foi de la sainte Liturgie (« en l’Église une, sainte, catholique et apostolique »), il s’agit de l’Église locale-diocèse, où tous les fidèles se trouvent au moment de la Synaxe liturgique dont chacun d’entre eux est un charisme-membre constitutif de celle-ci et non, ainsi qu’on l’affirme erronément, un membre de l’Église répandue à travers l’Univers ou de ladite « Église universelle ». L’Église locale est, en effet, la seule Église existante d’un point de vue ecclésiologique. Celle-ci constitue une institution dans l’Église. Les autres formes d’Église (Église-métropole de province, Église autonome, Église autocéphale, Église autocéphale-patriarcale, Patriarcat) constituent des systèmes d’institutions, des systèmes canoniques d’Églises locales, qui répondent à des besoins pratiques, géographiques et pastoraux de l’Église. Quant à l’« Église universelle », elle est totalement inconnue dans la Tradition canonique de l’Église, où elle n’est même jamais mentionnée. C’est une invention post-canonique du deuxième millénaire, ainsi que nous le verrons plus bas. Après ces éclaircissements, nous pouvons aborder les quatre niveaux à désinence commune de la polyarchie non ecclésiologique qui annihile l’Église dans toutes ses manifestations géo-canoniques.
1. Deux diocèses en un même lieu – Polyarchie épiscopale
(c. 8/Ier-325)
Ceux qui ont approfondi cette question (voir J. Meyendorff[1], J. Gaudemet[2]) se sont tous arrêtés, dans leur intervention critique, sur ce premier niveau (épiscopal) de la polyarchie ecclésiastique. Ce problème homocentrique, cependant, se répercute, ainsi que nous le verrons plus loin, à d’autres niveaux (métropolitain, autocéphale-patriarcal, patriarcal et ecclésial mondial), du fait que des déviations sont apparues juste après la mise en œuvre des systèmes ecclésio-canoniques conciliaires, au point que l’Église a été contrainte d’y revenir à de multiples reprises et d’intervenir conciliairement.
L’Église s’est tout particulièrement penchée sur ce premier niveau de co-territorialité et de polyarchie épiscopale auquel elle a tenté, de maintes façons, de donner une solution, le plus souvent par des décisions et canons conciliaires. Il suffit de voir le grand nombre de canons qui s’opposent expressément à ce phénomène et interdisent l’existence de plus d’un évêque dans la même circonscription ecclésiastique. À titre indicatif, mentionnons les canons 34, 35 et 38 des Apôtres (2e-3e s.), le canon 18 du Concile local d’Ancyre (314), le canon 8 du Ier Concile œcuménique de Nicée (325), les canons 9, 13, 16, 21 et 22 du Concile local d’Antioche (341), les canons 3 et 11 du Concile local de Sardique (343), le canon 2 du IIe Concile œcuménique de Constantinople (381), le canon 12 du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451), les canons 20 et 39 du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691), le canon 16 du Concile local Prime-Second (861). Nous avons cité ces canons par ordre chronologique, afin de faire clairement ressortir la durée (2e-9e s.) sur laquelle s’est étendue la rédaction de ces canons, preuve de l’intérêt récurrent de l’Église pour cette question complexe au cours des siècles. Cette longue période coïncide en fait avec les huit siècles de canonislation de l’Église (2e-9e s.). Enfin, à propos de la question de la « diaspora » ecclésiastique, à savoir des régions hyperoria multiritualistes (Catholiques romains), multiconfessionnelles (Protestants) et polyethno-phylétiques [multi-ethnophylétiques] (Orthodoxes), un éminent canoniste a qualifié de « monstre polycéphale » le phénomène non ecclésiologique de la polyarchie épiscopale : « Il ne peut y avoir qu’un seul et unique évêque à la tête de ces diocèses bigarrés [« diaspora ! »], car un corps à plusieurs têtes serait un ‘monstre’ » [3]…
Dès lors, le fameux argument de l’Économie quant à une « diaspora », en fin de compte inexistante d’un point de vue ecclésiologique, et à une tolérance transitoire qui s’avère interminable, ne peut être fondé de manière ecclésio-canonique, étant donné que, dans la Tradition canonique de l’Église du premier millénaire, cet argument est aussi inconnu que la pratique ecclésiastique qu’il suppose. L’Eucharistie, associée, en tout lieu, à la réalisation de l’Église locale-Corps du Christ, ne peut être une Eucharistie selon l’économie, parce qu’il est de même impossible de concevoir un Corps du Christ selon l’économie, c’est-à-dire un Christ qui serait le produit de la tolérance et de l’indulgence de l’Église.
2. Deux métropoles en un même lieu – Polyarchie métropolitaine
(c. 12/IVe-451)
Dans la question ecclésio-canonique qui nous occupe, il ne s’agit pas seulement d’évêques dont la coexistence en un même lieu entraîne une polycéphalie ecclésiale ; un même problème homocentrique se pose pour les territoires géo-ecclésiastiques qui se chevauchent et que représentent ces évêques, désignés institutionnellement. En effet, l’évêque, qui est l’un des quatre charismes constitutifs de l’Église locale (saint Hippolyte de Rome), n’est pas un individu du point de vue ecclésiologique, mais une personnalité corporative et, de la sorte, récapitule son Église locale ou, s’il s’agit d’un métropolite (évêque [du système métropolitain]), celui-ci représente canoniquement une Église établie localement, dont il est l’« autorité canonique »… À propos de cet aspect du problème homocentrique, nous pourrions citer à titre indicatif, juste parce qu’ils se complètent parfaitement, le canon ad hoc 34 des Canons des Apôtres (2e-3e s.), les canons ad hoc 9 et 16 du Concile local d’Antioche (341), 2 du IIe Concile œcuménique (381) et 12 du IVe Concile œcuménique (451).
Le problème se pose en ce point précis : la coexistence anti-canonique d’évêques dans la même ville entraîne simultanément de multiples conséquences non ecclésiologiques, mais aussi et surtout un chevauchement géo-ecclésiastique et, par conséquent, la co-territorialité qui engendre automatiquement, non pas la polycentralité ecclésiale hétérotope, et donc canonique, mais la polyarchie ecclésiastique homotope, et donc anti-canonique, et, par extension, la « confusion des Églises » (c. 2/IIe). Pour les Orthodoxes, Paris est un exemple caractéristique de ce chevauchement, puisque six métropolites y coexistent et six juridictions géo-ecclésiales homonymes s’y chevauchent, donnant lieu de ce fait au phénomène inadmissible d’un point de vue ecclésio-canonique de l’existence non pas seulement de deux, mais d’une multitude d’évêques en un même lieu. Pour les Catholiques romains, il en va de même de Jérusalem où coexistent cinq patriarches-primats homonymes et se chevauchent cinq Églises patriarcales ritualistes, à la fois homonymes et distinctes, ce qui nous conduit au troisième niveau du problème ecclésio-canonique homocentrique. Il est cependant, dans ce dernier cas, un fait des plus paradoxaux. L’Église catholique romaine, à la suite de l’injonction de Vatican II, a publié, parallèlement au Code latin de droit canonique (1983), le Code des canons des Églises orientales (1990), afin de règlementer l’existence hypostatique ecclésiologique de ces Églises catholiques ritualistes. En fin de compte, la promulgation de ce Code oriental, différent du Code latin, parfois même en contradiction avec lui, sert non pas à résoudre ce grave problème ecclésio-canonique comme l’enjoignent les Canons de l’Église du premier millénaire, mais à légaliser des anomalies canoniques constituant des inventions du deuxième millénaire.
3. Deux Églises établies localement en un même lieu – Polyarchie ecclésiale
(c. 39/Quinisexte-691)
Le IVe Concile œcuménique s’est attaqué au problème ecclésio-canonique de la polyarchie métropolitaine (c. 12) et de la polyarchie patriarcale (c. 28[4]) en un lieu géo-ecclésiastique donné. Lorsque, par la suite, pour une raison historique (invasion de Chypre par les Sarrazins et déplacement de sa population dans l’Hellespont-688), s’est posé le problème de la coexistence de deux Églises établies localement en un même lieu (c. 39) et de l’“absorption ecclésiale” probable d’une Église par une autre (c. 39 également), le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691) n’a pas laissé s’éterniser ce problème en suspens depuis trois ans (688-691), ni n’a atermoyé pour des raisons d’Économie…, ainsi que nous le faisons de nos jours ; il s’est immédiatement saisi de la question et nous a légué le canon 39 qui constitue un véritable monument de canonicité et un modèle à suivre dans des cas de problèmes ecclésiologiques similaires[5].
En deux mots, le Quinisexte Concile œcuménique, confronté au problème de l’installation forcée d’une Église (celle de Chypre) sur le territoire canonique d’une autre Église (celle de Constantinople), ce qui entraînait automatiquement la coexistence de deux Églises établies localement en un même lieu, est parti du principe canonique que ces Églises, pour constituer des entités ecclésiales distinctes, ainsi que l’avaient décidé les conciles œcuméniques antérieurs (concile d’Éphèse-431 et concile de Chalcédoine-451), ne pouvaient ni coexister, ni s’absorber l’une l’autre. En l’occurrence, l’Église de Constantinople, sous la juridiction de laquelle le territoire canonique de l’Hellespont était historiquement placé de plein droit, ne pouvait absorber l’Église de Chypre. En d’autres termes, ni coexistence ecclésiale en un même lieu, ni absorption ecclésiale !…, mais une seule et unique Église établie localement en un lieu donné. C’est pourquoi, afin de trouver une solution ecclésio-canonique à cette situation, l’Église de Constantinople a soustrait le territoire de l’Hellespont de son propre territoire canonique – ce que, témoignant de sa sensibilité ecclésiologique, elle a accepté sans peine – et l’a intégré canoniquement à l’Église autocéphale de Chypre. Dès lors, le territoire de l’Hellespont est devenu territoire canonique de l’Église de Chypre sous la juridiction de laquelle ont été placés les Hellespontins autochtones. Telle fut la solution canonique conciliaire adoptée pour éviter aussi bien la co-territorialité que l’absorption ecclésiale. De nos jours, époque par excellence de revendications ecclésiastiques culturalistes – ritualisme des Catholiques romains (Jérusalem, etc.), confessonnalisme des Protestants (Europe, etc.), ethno-phylétisme des Orthodoxes (Estonie, Ukraine, Moldavie, Europe occidentale, Amérique, etc.), quelle Église et quel concile auraient-ils agi ainsi conformément à des critères purement ecclésio-canoniques ?…
4. Deux Églises répandues à travers l’Univers sur la même planète – Polyarchie ecclésiastique mondiale (c. 57/Carthage-419 et 56/Quinisexte-691)
Avant tout, il est indispensable de faire deux remarques préliminaires pour mettre en lumière la complexité ecclésio-canonique du problème à ce niveau.
1. Les canons et l’ensemble de la Tradition canonique de l’Église ne connaissent qu’une seule et unique « Église répandue à travers tout l’Univers ». Toute autre réalité ecclésiale, contraire ou parallèle, est inconcevable. Historiquement, au cours du premier millénaire, cette unique Église répandue à travers l’Univers se limitait à la communion ecclésiale des cinq Patriarcats (du système canonique de la Pentarchie) et de l’Église (autocéphale) de Chypre. Par conséquent, la communion de ces Églises établies localement est ce qui met en évidence « l’Église catholique de Dieu, l’Église répandue à travers l’Univers » (c. 57/Carthage-419). En d’autres termes, l’« Église répandue à travers tout l’Univers » suppose : 1) l’existence de plus d’une entité (altérité) ecclésiale distincte et 2) la communion de ces entités (altérités) ecclésiales entre elles. Si ces deux conditions ne sont pas réunies simultanément et en rapport l’une à l’autre, on ne peut pas avoir d’« Église répandue dans l’Univers ». C’est ainsi qu’est définie, conciliairement, ecclésiologiquement et canoniquement, la seule et unique Église possible « à travers tout l’Univers ». Lorsque nous évoquons cette Église, nous en parlons toujours au singulier, jamais, au grand jamais, au pluriel.
2. Dans les canons ecclésiaux du premier millénaire, « Église répandue à travers tout l’Univers » ne signifie pas « Église universelle », ainsi qu’elle apparaît, au deuxième millénaire, dans la Tradition canonique catholique romaine, en particulier après la rupture de communion de 1054, à savoir un Patriarcat qui, joint aux quatre autres Patriarcats d’Orient, s’autoproclame « Église universelle » et correspond, d’un point de vue géo-ecclésiastique, à l’ensemble du territoire géographique planétaire du monde (Concile Vatican I-1870). Le terme et la réalité ecclésiale qu’il sous-tend sont absolument inconnus de la Tradition canonique bimillénaire de l’Église. Cette tentative d’identifier une « Église établie localement » avec l’« Église répandue à travers l’Univers » aboutit à l’exclusivité non ecclésiologique et anti-canonique de cette « Église établie localement » et, du même coup, à l’exclusion et à l’anéantissement de l’altérité des autres « Églises établies localement », étant donné qu’elle conduit automatiquement à l’abolition de la communion des Églises établies localement et, de ce fait, entraîne la co-territorialité ecclésiale au niveau mondial. Ce phénomène historique non ecclésiologique et anti-canonique relativement récent (19e-20e s.) pourrait être qualifié par le néologisme d’universalisme ecclésial (Universalismus).
Après ces deux remarques préliminaires essentielles, il est aisé de constater que l’universalisme ecclésial a été inauguré par l’Église catholique romaine, juste après que s’était instaurée la co-territorialité (Jérusalem-1099) en deux moments historiques : pendant les quatre Croisades (1099-1204) et pendant la reconstruction du Patriarcat latin de Jérusalem par le pape Pie IX (1847), avant que ce dernier et le Concile Vatican I (1870), convoqué par lui-même, ne proclament l’universalisme officiellement et explicitement, par décision conciliaire, comme ecclésio-théologie dominante de l’Église catholique romaine, sous deux volets : a) le Pape comme Primus-Chef universel, qui possède b) une juridiction universelle. Depuis lors, l’Église catholique romaine se définit elle-même comme « Église universelle » (sic), confirmée en tant que telle par un Concile très officiel. Nous constatons également une tendance croissante vers l’universalisme ecclésial dans les Églises et communautés protestantes, en particulier à partir du milieu du 20e s. L’universalisme ecclésiastique protestant, cependant, présente une particularité. Des Églises de même type et de même confession s’unissent (Église mondiale luthérienne, Église mondiale évangélique, etc.), excluant ainsi quasi totalement la communion entre les confessions protestantes de type différent. Elles se contentent d’un (con)fédéralisme des confessions entre elles, sans chercher les fondements ecclésiologiques d’une communion ecclésiale. C’est pourquoi l’universalisme ecclésial montant, qui s’impose dans leurs milieux et multiplie les « Églises universelles » (sic) protestantes parallèles, les éloignera toujours davantage de la vision d’union et de communion des Églises.
Au sein de l’Église orthodoxe, le phénomène de l’universalisme ecclésiastique a surgi récemment, institutionnellement à partir de 1980. Certaines Églises nationales orthodoxes aux priorités ethno-ecclésiastiques patentes ont institutionnalisé l’universalisme ecclésial, en formulant des dispositions statutaires prévoyant l’exercice d’une juridiction ecclésiastique sur leurs co-nationaux à l’échelle mondiale. Il s’agit de l’Église autocéphale de Chypre (Charte statutaire de 1980, article 2), de l’Église autocéphale-patriarcale de Russie (Chartes statutaires de 1988 et 2000, article I, § 3, dans les deux Chartes) et, tout récemment, de l’Église autocéphale-patriarcale de Roumanie (Déclaration conciliaire pan-roumaine du 11 février 2010). D’autres Églises agissent en silence dans le même sens, sans réclamer ostensiblement d’institutionnalisation statutaire de leur universalisme ecclésiastique. Ainsi, les Orthodoxes, en suivant indûment, ignorentes, volentes, nolentes, la tendance ecclésiologique des Catholiques romains et des Protestants, contribuent à leur tour à l’aliénation de l’Église, en privilégiant leur propre idéologie et leurs propres intérêts ethno-ecclésiastiques. Quoi qu’il en soit, ils ont le même dénominateur ecclésio-canonique déviant :
Catégories d’Universalisme géo-ecclésial (Universalismus)-21e s. I. Église catholique romaine universalisée et universelle II. Église(s) confessionnelle(s) protestante(s) universalisée(s) et universelle(s) III. Église(s) nationale(s) orthodoxe(s) universalisée(s) et universelle(s) |
Ce quatrième niveau, outre les autres problèmes ecclésiologiques que, par définition, il ne cesse de produire, entraîne automatiquement une co-territorialité et une polyarchie aux trois autres niveaux (épiscopal, métropolitain et autocéphale-patriarcal). C’est la raison pour laquelle il est, quant à ses conséquences, la pire forme de co-territorialité et de polyarchie ecclésiales, la plus difficile à résoudre canoniquement, en bref, le plus grave problème qui puisse se poser au sein de l’Église. C’est aussi l’unique problème ecclésiologique important qui ait surgi depuis le début du deuxième millénaire (1099) et même au-delà entre l’Église orthodoxe d’Orient et l’Église catholique romaine d’Occident qui, aujourd’hui plus que jamais, revendique l’exclusivité de la mondialité territoriale ecclésiale. Cette revendication ecclésiologique, jointe à la tentative permanente d’imposer l’« Église universelle » (Concile Vatican I-1870), entraîne la naissance et l’existence de deux Églises répandues à travers l’Univers, ce qui, institutionnellement, abolit l’« unique Église à travers l’Univers » et obstrue la voie à toute tentative de communion des Églises, si cette communion possède encore un sens en ce cas. Dans ces conditions, quelle est donc cette « Église répandue à travers tout l’Univers » dont parlent les canons ? Lorsqu’une Église établie localement, par voie conciliaire vaticanienne, s’identifie totalement à l’« Église universelle », de quelle communion des Églises parle-t-on ? En fait, reste-t-il même une possibilité de communion des Églises ? En ce cas, quelle est la vision du dialogue que les Églises ont engagé entre elles ? Qu’attendent-elles de ce dialogue ?…
Tel est le problème holistique qui, historiquement, compte tenu des données ecclésiologiques nouvelles imposées par l’Église catholique romaine (1099-2006), ne pourra être résolu par l’homme, stagnera dans les ténèbres et, de la sorte, entravera la quête d’une véritable canonicité, la canonicité finalement impossible. La primauté papale – et le Filioque – constitue(nt), en tant que facteur central de notre discorde, le sommet de l’iceberg, et non l’iceberg lui-même… Il est ici une raison sérieuse d’évoquer ce phénomène naturel, vu que la forme de l’iceberg est identique à celle du problème ecclésio-canonique auquel nous sommes confrontés. En effet, chacun sait qu’un iceberg est constitué de deux parties : d’une petite partie visible, son sommet, et d’une masse énorme, invisible à l’œil. C’est cette masse qui influence décisivement le comportement de son sommet visible. Certes, nous percevons ce comportement, mais la plupart du temps, nous ne sommes pas à même d’en expliquer la cause, de même que nous sommes incapables d’expliquer le pourquoi de notre comportement non ecclésio-canonique. En fin de compte, nous nous évertuons à aplanir le sommet de l’iceberg sans chercher de solution pour éliminer l’iceberg qui s’est interposé entre nous et nous sépare maintenant depuis un millénaire… C’est précisément ici que se trouve le premier et dernier des problèmes ecclésio-canoniques ouverts et existants que nous lègue l’ensemble du deuxième millénaire.
Toutefois, le problème n’en reste pas là. Dans l’orbite de cet universalisme ecclésial (universalismus), se sont constituées, ainsi que nous l’avons brièvement noté plus haut, les Églises confessionnelles protestantes, chacune se proclamant séparément Église confessionnelle protestante universelle (sic). Les Orthodoxes, depuis une trentaine d’années, suivent la même trajectoire et instaurent, institutionnellement et statutairement, des Églises nationales orthodoxes universelles (sic). De la sorte, nous en sommes arrivés, en ce début de 21e siècle et troisième millénaire, à avoir, non pas deux, mais de multiples « Églises universelles » plurielles et parallèles. C’est ainsi que les canons de l’Église, qui enjoignent clairement le contraire, entrent allègrement dans le domaine d’un passé muséologique et de l’archéologie chrétienne !... Et cela, parce que les Églises chrétiennes du deuxième millénaire ont été voulues, indépendamment de la confession et sans égard pour l’homonymie, successivement et de manière orchestrée, tout simplement en ne respectant plus le critère géographique ecclésial et l’ecclésiologie qu’il sous-tend, mais en donnant priorité à un ritualisme, confessonnalisme et ethno-phylétisme de portée mondiale et universelle.
Remarques
• Après
1. la mise en place de la communion des Églises locales-diocèses (trois premiers siècles), le Ier Concile œcuménique de Nicée dénonce, pour la première fois en 325, la polyarchie épiscopale, déviation de la praxis ecclésio-canonique d’une seule et unique Église locale-diocèse ;
2. la mise en place du système métropolitain (4e-5e s.), le IVe Concile œcuménique de Chalcédoine dénonce, pour la première fois en 451, la polyarchie métropolitaine, déviation de la praxis ecclésio-canonique d’une seule et unique métropole établie localement ;
3. la mise en place du système autocéphale (5e-7e s.), le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo dénonce, pour la première fois en 691, la polyarchie ecclésiale, déviation de la praxis ecclésio-canonique d’une seule et unique Église établie localement ;
4. la mise en place du système patriarcal (5e-7e s.), le Concile local de Carthage dénonce, pour la première fois en 419, la polyarchie ecclésiale mondiale, déviation de la praxis ecclésio-canonique d’une seule et unique Église répandue à travers l’Univers ; le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo se resaisira de cette question dans la même perspective en 691.
• Aujourd’hui
Ces quatre déviations non ecclésiologiques et anti-canoniques coexistent dans une perspective de co-territorialité et, par suite, d’exercice d’une co-juridiction (ou des juridictions parallèles) deux éléments jumeaux qui, constitutifs d’une polyarchie non ecclésiologique et anti-canonique, engendrent automatiquement la multi-juridiction. De nos jours, ce phénomène sévit en de nombreuses régions du monde où se trouvent des Églises nationales orthodoxes établies localement (entre autres, France, Amérique, Estonie, Bulgarie), sans évidemment qu’il suscite une sensibilité proportionnelle à la masse énorme du problème qu’il représente. Bien au contraire, il persiste, ancré dans la certitude que cette forme répond pleinement aux exigences actuelles des temps[6]. On constate une même absence de sensibilité ecclésio-canonique au sein de l’Église catholique romaine, ainsi qu’une même aphasie théologique dans le monde protestant.
Nous devons ajouter une remarque quant au niveau « patriarcal », auquel se manifeste le problème. Précisons, cependant, qu’en disant niveau « patriarcal », nous incluons en fait celui de l’Église autocéphale, non seulement parce que, d’un point de vue canonique, le système autocéphale est le plus proche du système patriarcal, mais aussi et surtout parce qu’au moment où la question s’est posée (691), étaient impliqués un Patriarcat (celui de Constantinople) et une (et unique) Église autocéphale (celle de Chypre). Les canons cités ci-dessus, représentant différentes époques et différentes conjonctures historiques, prouvent donc clairement que l’Église a été confrontée à ce problème complexe pour la résolution duquel elle a pris des décisions conciliaires et ecclésio-canoniques pour les quatre systèmes canoniques, où il se manifestait au sein de l’Église :
a) Diocèse-Église locale
b) Métropole (du système métropolitain)-Église établie localement
c) Église autocéphale (établie localement) et Église autocéphale-patriarcale (établie localement)
d) Patriarcat (du système de la Pentarchie)-Église établie localement.
Pour ne pas en rester à la seule théorie, donnons un exemple concret. La question ecclésiastique estonienne, qui a surgi en 1996, a montré l’ampleur et la portée que le problème ecclésio-canonique, que nous examinons ici, avait au sein de l’Église orthodoxe. Ce n’est nullement mus par des préventions ni par de mauvaises intentions que nous, qui avons vécu de près l’évolution inattendue de cette question, avons constaté que toutes les Églises nationales orthodoxes, qui avaient auparavant brandi des revendications juridictionnelles hyperoria dans la perspective d’un universalisme ecclésial, ont rencontré des difficultés à prendre une position ouverte, soutenue par des arguments ecclésio-canoniques, quant au problème estonien. Finalement, ce qui se jugeait alors était moins la reconstitution de l’Église autonome d’Estonie, mais la position adoptée par les Églises orthodoxes, lesquelles ont témoigné un manque ecclésiologique à un ou plusieurs des niveaux susmentionnés. Pour ces Églises, la question estonienne a été la pierre de touche de ce manque. C’est pourquoi la situation de l’Estonie reste dans le flou jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi, c’est impudemment que le Patriarcat russe conserve canoniquement en Estonie :
1) un Diocèse à Tallinn, parallèlement au diocèse préexistant, en dépit de l’opposition unanime du Ier Concile œcuménique de Nicée (c. 8/Ier) ;
2) une Métropole en Estonie, parallèlement à la métropole préexistante, en dépit de l’opposition unanime du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (c. 12/IVe), et
3) par le biais de cette métropole, le Patriarcat russe reste présent comme Église en un lieu, l’Estonie, où, cependant, existe déjà une Église établie localement ; cette Église de confirmation ecclésiastique russe est donc parallèle à l’Église préexistante, en dépit de l’opposition unanime du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (c. 39/Quinisexte).
Cette situation ne découle évidemment pas d’une faille originelle, mais s’avère le produit d’une ecclésiologie universaliste qui couvait déjà depuis l’époque de l’internationnalisme soviétique et s’était solennellement exprimée dans la Charte statutaire de 1988, puis réitérée dans la nouvelle Charte statutaire de 2000. Rappelons-les ici :
— aux personnes de confession orthodoxe résidant en URSS [1988] ; aux personnes résidant sur le territoire canonique de l’Église orthodoxe russe [2000], ainsi qu’
— aux personnes[8] qui, résidant dans d’autres pays, se placent volontairement sous sa juridiction » (Art. I, § 3, Chartes statutaires de l’Église Russie-1988 et 2000).
Cet article statutaire fondamental, non seulement nous fournit la définition de l’universalisme ecclésiologique, mais aussi sert de justification à la reconnaissance de l’existence d’une Église nationale orthodoxe universelle, ce qui équivaut à la fondation d’une nouvelle Église répandue à travers l’Univers, ou mieux encore, d’une « Église universelle russe », parallèle à celle définie par les canons de l’Église (c. 57/Carthage et 56/Quinisexte) et en dépit de leur condamnation catégorique du phénomène. Les trois déviations ecclésio-canoniques ci-dessus, rencontrées en Estonie depuis 1996, découlent de la quatrième déviation, et non l’inverse.
Ce dernier point est mis en lumière par le fait que, après 1996, le Patriarcat russe a suivi la voie juridique, afin de légaliser la co-territorialité que sa présence avait imposée dans ce pays baltique, alors que, tout au long de la période précédente durant laquelle régnait un ordre juridique différent, l’ordre soviétique (1945-1991), il avait procédé au délit canonique d’absorption ecclésiale de l’Église établie localement d’Estonie et de l’Église établie localement de la Lettonie limitrophe, cette dernière restant encore jusqu’à aujourd’hui en état d’absorption ecclésiale. En effet, l’Église de Lettonie n’a jamais été rétablie comme l’a été l’Église établie localement d’Estonie existant canoniquement depuis 1923, et cela malgré la présence russe et son activité ecclésiastique non canonique ; ceci signifie que, d’un point de vue ecclésio-canonique, le délit canonique d’absorption ecclésiale persiste en Lettonie et y demeure actif. Qui plus est, ce délit canonique échappe à toute prescription canonique, quel que soit le nombre d’années qui se sont écoulées depuis. D’autant plus que l’absorption ecclésiale, condamnée en définitions dogmatiques et en canons, élaborés par le IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451) et par le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691)[9], ne peut en aucun cas créer un nouveau status ecclésial, quel que soit le nombre d’années écoulées depuis. Ceci s’avère également dans le cas de l’Estonie limitrophe exactement pour la même raison, et l’impossibilité de créer un nouveau status ecclésial canonique constitue un aspect supplémentaire de l’anti-canonicité des revendications ecclésiastiques russes en Estonie. Quant aux arguments de type sentimental, avancés par le côté russe au moment où a surgi la question estonienne, ils ne sont qu’artifice médiatique au service de priorités ethno-collectives, et nullement ecclésiales ; l’Église le sait depuis sa naissance, elle l’a souligné et condamné en disant, dans son 33e canon apostolique (2e-3e s.), que nombre de choses anti-ecclésiologiques se produisent dans l’Église par sentimentalisme : « […]. Ne les acceptez pas dans la communion ; beaucoup de choses se produisent par sentimentalisme »…
Toutefois, ce problème complexe ne se manifeste pas uniquement à ce niveau primaire. Les Églises, qui empiètent sur le territoire d’une autre Église, revendiquent également, hormis la co-territorialité, une synonymie ecclésiale institutionnelle et juridique. Or, alors que, malgré les efforts répétés du Patriarcat œcuménique, l’Église orthodoxe répandue à travers l’Univers ne parvient, ni dans un cas ni dans l’autre, à imposer l’ordre (la taxis) canonique, l’État (à chaque époque), au contraire, peut intervenir dans le deuxième volet du problème et imposer l’ordre juridique. C’est pourquoi l’ordre (la taxis) canonique dans l’Église demeurera toujours une quête, la quête d’une canonicité impossible, et, par la faute des Églises chrétiennes, la vision inaccomplie de la Tradition canonique de l’Église.
Par ailleurs, la notion d’Église nationale va de pair avec ces quatre déviations anti-canoniques. Autrement dit, ces déviations ecclésio-canoniques sont « équivalentes » à la notion d’Église nationale et se manifestent en même temps qu’elle. C’est pourquoi l’ethno-phylétisme a été condamné conciliairement (1872) et reste condamnable. Il est inadmissible qu’une nation, portant le nom du Christ, torpille, ecclésiologiquement et canoniquement, l’unité des Églises orthodoxes établies localement, en revendiquant, pour aujourd’hui et pour demain (21e s.), une juridiction universelle ethno-ecclésiale. Remarquons cependant que la pathologie et la pathogénie de la polyarchie ecclésio-communautaire qui sévissent dans l’ecclésiologie orthodoxe frappent identiquement – de la même manière et sous la même forme – l’ecclésiologie catholique romaine aussi bien que l’(les) ecclésiologie(s) protestante(s).
Plus précisément encore, les trois premières déviations anti-canoniques, sources de la co-territorialité et de la co-juridiction, se manifestent en même temps et de la même façon. Dès que l’une d’entre elles surgit, disons la première (deux diocèses en un même lieu), elle engendre immédiatement les deux autres qui, progressivement, s’imposeront institutionnellement. Le cas estonien est révélateur à cet égard. Il en va de même lorsqu’apparaît d’abord la troisième déviation, la fondation de deux Églises en un même lieu, et cela, évidemment, dans une perspective de coexistence. Le même processus s’ensuivra, mais cette fois, en sens inverse : en premier lieu, une Église est fondée, puis sont nommés en diverses villes des évêques qui coexisteront avec d’autres évêques, ce qui aboutira de nouveau au premier cas, celui de deux évêques en un même lieu et dans la même ville – et parfois même, plus de deux, situation inconcevable que les canons n’ont même jamais envisagée, et cependant que nous adoptons impudemment aujourd’hui. Nous constatons donc jusqu’à quel point ces quatre déviations non ecclésiologiques constituent un problème que nous pourrions qualifier de communicant, selon le phénomène naturel bien connu du principe des vases communicants, parce que, purement et simplement, elles évoluent à partir de la théologie du ritualisme co-territorial (Catholiques romains), de la théologie du confessionalisme permettant aux Églises de se multiplier informellement (Protestants) et de la théologie du missionisme ethnique et de l’Église nationale (Orthodoxes).
Conclusions
Contrairement à la tradition juive de l’Ancien Testament, celle d’une tradition monocentrique (Temple de Jérusalem) par rapport à l’ensemble du monde, l’Église a, dès sa naissance, été canoniquement polycentrique à travers tout l’Univers. Cependant, au cours du deuxième millénaire et jusqu’à aujourd’hui, les Catholiques romains, les Protestants et les Orthodoxes l’ont transformée, à l’encontre de toute canonicité, en Église co-territoriale et polyarchique, aussi bien au niveau local qu’au niveau mondial. Désormais, la polyarchie ecclésiale se manifeste à quatre niveaux polyarchiques à désinence commune : 1) Église locale/niveau épiscopal, 2) Église provinciale/niveau métropolitain, 3) Église autonome établie localement : Église autocéphale, Église autocéphale-patriarcale, Patriarcat/niveau autocéphale-patriarcal et 4) Église répandue à travers l’Univers/niveau mondial. La responsabilité de cette situation, tout au long du deuxième millénaire, incombe à l’Église catholique romaine dans son ensemble, à un bon nombre d’Églises protestantes et à certaines Églises nationales orthodoxes établies localement. Plus précisément :
L’Église catholique romaine porte la responsabilité de la co-territorialité ritualiste (1099), imposée manu militari par les Croisades (1095-1204)[10], consolidée en 1847 par l’encyclique papale de Pie IX, et explicitement officialisée par le Concile Vatican I (1870). C’est ainsi qu’elle a engendré des Églises co-territoriales et une polyarchie ecclésiale sur les territoires canoniques des Patriarcats d’Orient aux trois niveaux susmentionnés. Une fois que les décisions de Concile Vatican I (primat et juridiction papale universelle) se sont imposées et généralisées, l’Église catholique romaine, forte de son universalité ecclésiale, a commencé à revendiquer l’unicité, et, en raison de cette unicité ecclésiale, à considérer comme dissidentes, et donc inexistantes, les autres Églises (d’Orient) avec lesquelles elle déclarait qu’elle se trouvait non pas en rupture de communion (1054) – ce qui était le cas, et où il n’y pas des conséquences ecclésio-canoniques –, mais en schisme (sic), qui donne droit à des initiatives ecclésio-canoniques (p. ex. le droit canonique pour fonder des entités ecclésiales nouvelles sur le territoire des autres Églises, etc.). Enfin, tout récemment, en 2006, elle a franchi la dernière étape vers son unicité ecclésiale universelle en déclinant le titre de « Patriarche de Rome » que lui avait ecclésiologiquement attribué l’Église au premier millénaire. Et bien que, ni historiquement ni canoniquement, l’Église n’ait concédé une telle essence ecclésiale au Patriarcat de Rome, l’Église catholique romaine s’est auto-proclamée « Église universelle » et, de ce fait, a définitivement provoqué la co-territorialité et la polyarchie ecclésiale à travers tout l’Univers.
Les Églises protestantes, quant à elles, ont causé une co-territorialité confessionnelle et une polyarchie ecclésiale au sein de l’Église catholique romaine dans l’espace historique du Patriarcat de Rome. Toutefois, volentes nolentes, elles n’en sont pas restées là. De nos jours, les Églises protestantes, chacune s’efforçant de renforcer sa communauté confessionnelle, se sont mises à fonder des Églises confessionnelles universelles de même type (p. ex. Église luthérienne universelle, Église évangélique universelle, Église méthodiste mondiale, etc.), malgré l’existence de l’« Église répandue à travers l’Univers » (c. 57/Carthage et 56/Quinisexte), et malgré l’existence… d’autres « Églises protestantes universelles » parallèles. Si l’on examine plus en profondeur ce phénomène ecclésio-canonique complexe, on remarque une « multiplication informelle des cellules ecclésiales », ce qui, dans le jargon médical, s’appelle « cancer » et aurait de quoi sérieusement inquiéter un médecin ; et cependant, il n’inquiète ni les théologiens ni les Églises qui, de la sorte, n’épouvent aucun besoin de s’interroger sur sa pathogénie. Quoi qu’il en soit, ce qui est certain est qu’une polyarchie ecclésiale en progrès constant se manifeste, de plus en plus tangiblement, dans la perspective de l’universalisme ecclésial (universalismus).
L’essor de cette universalisation ecclésiale confessionnelle des Églises occidentales entraîne irrésistiblement dans son mouvement les Églises nationales orthodoxes qui en suivent pas à pas le modèle. Trois d’entre elles déjà (Chypre, Russie, Roumanie) se sont engagées, par décision synodale et statutairement, dans la voie de l’universalisme ecclésial, en pleine conscience et, à ce qu’il semble, par conviction ecclésiastique collective. Bien entendu, ce ne sont pas les seules. Il en est d’autres qui, en pratique, agissent de concert avec cette vision non ecclésiologique, sans le proclamer à voix haute. Par bonheur, pas toutes… Par ailleurs, le problème de ladite « diaspora » (sic) est également le produit de cette tactique hyperoria hétérocentrique et de la stratégie ecclésiastique universaliste, suivies par certaines Églises orthodoxes établies localement. Ce problème ecclésio-canonique n’est pas dû au fait que l’Église orthodoxe est polycentrique ; elle l’était toujours. Il est dû au fait que la “philosophie” de l’Église nationale universalisée implique, en pratique, la naissance et l’existence anti-canonique d’une « diaspora » ecclésiastique. Par conséquent, le problème est que certaines Églises orthodoxes établies localement ont choisi d’agir de façon hyperoria dans une perspective universelle totalement anti-canonique, et de ce fait, ont causé et causent encore une co-territorialité ecclésiastique ethno-phylétique et une polyarchie ecclésiale établie localement, empêchant, en fin de compte, le développement de chacun des corps ecclésiaux établis localement.
En bref, la communion entre des Églises qui, chacune de leur côté, prétendent avoir une juridiction universelle, est impossible. Il faut avoir un réalisme honnête. Rien que le fait qu’une Église établie localement se considère avoir une auto-plénitude ecclésiale et, pour cette raison, puisse, en autarcie et de son propre chef, se répandre dans le monde entier, fait obstacle à la communion ecclésiale avec les autres Églises homonymes établies localement. Si, à l’époque qui est la nôtre, dans un cadre se caractérisant par le multi-confessionnalisme des Églises, la coexistence de nombreuses « Églises universelles » est possible, c’est parce que cela va de pair avec l’eschatologie séculaire (intra-créationnelle), qui les imprègne, bien que, d’un point de vue ecclésiologique et canonique, il n’est qu’une seule et unique « Église répandue à travers tout l’Univers » (c. 57/Carthage et 56/Quinisexte). Il est désormais certain que la post-modernité a, à bien des égards et à de nombreux niveaux, donné naissance à une post-ecclésialité. C’est pourquoi les critères ecclésio-canoniques, permettant la fondation d’une Église et réglementant son action, se sont relativisés partout dans le monde, anéantissant de ce fait tous les espoirs d’aboutir à une harmonisation canonique et de suivre un parcours ecclésio-canonique dans l’avenir historique. Ainsi, le corps ecclésial manifeste une tendance à amalgamer ce qui nous a été légué avec les données actuelles que nous impose un monde sans cesse en mutation. C’est précisément la raison pour laquelle notre comportement est en contradiction criante avec l’ecclésiologie et la canonicité ecclésiales. En d’autres termes, enfin, la poly-ecclésialité/multi-ecclésialité en un lieu engendre immanquablement, au sein de l’Église, la poly-canonicité/multi-canonicité, et ainsi la « confusion de l’Église » (c. 2/IIe) à tous les niveaux susmentionnés, elle engendre une canonicité prismatique irréparable et, par suite, entraîne des contradictions ecclésiologiques criantes et la poly-anti-canonicité/multi-anti-canonicité. Tant que nous resterons indifférents à cette altération croissante de l’Église à de multiples niveaux, la guérison restera un vain espoir et se vérifiera, une fois encore, l’angoisse ecclésio-canonique exprimée par st Basile de Césarée le Grand face à une question des plus cruciales : « Je suis bien attristé de ce que les canons de nos Pères soient désormais laissés de côté et que toute observance exacte [acribie] soit bannie de nos Églises. Je crains que peu à peu cette négligence ne s’accroisse et qu’une totale confusion ne s’instaure dans les affaires de l’Église. […] » (c. 89/Basile). Et, finalement, ce qu’il craignait, s’est arrivé…
Conclusion finale
Les problèmes ecclésiologiques rencontrés tout au long du deuxième millénaire et issus d’un désir de puissance et d’exclusivité de la part des Églises, non seulement ne sont pas résolus, mais tendent même à s’aggraver. Selon toute apparence, ils seront allègrement légués au troisième millénaire. Que va-t-il donc advenir ? La solution semble être donnée par une parabole du Christ qui dit qu’il existe certains types de problèmes, uniquement solubles par la « moisson » (cf. Mt 13, 29-30), dans la mesure où nous n’agissons pas dans la direction souhaitée : « la moisson, c’est la fin du monde » (Mt 13, 39). Nous convenons tous tacitement (et scandaleusement) que l’ecclésiologie ritualiste (Église catholique romaine), l’ecclésiologie confessionaliste (Églises protestantes) et l’ecclésiologie ethno-phylétique (Églises nationales orthodoxes) sont des fléaux dans la vie de l’Église du Christ, car elles l’annihilent… ; mais voilà, ces fléaux proviennent de l’intérieur, de nous-mêmes, et non de l’extérieur…
En regardant l’Histoire de près, nous remarquons que les divisions ecclésiastiques entraînent parfois des mutations politiques. L’Europe est l’espace par excellence, sinon le seul, de cette expérience historique traumatisante. C’est la raison pour laquelle l’Europe a été épuisée par les diverses divisions religieuses (chrétiennes), passées et présentes (d’où l’exclusion de la mention du christianisme dans la Constitution européenne) et, plus encore, par le grand nombre de confessions chrétiennes et leurs déviations hétéroclètes ou/et contradictoires. Malheureusement pour l’Europe, elle devra, elle aussi, attendre la… moisson…, étant donné que les Églises chrétiennes ne font rien d’autre, depuis un millier d’années, que de diviser le genre humain unique, bien que leur mission sotériologique soit de sauvegarder l’unité des hommes (cf. Jn 17, 11. 21-22) !... Cette parole semble dure…, il l’est peut-être…, mais la réalité ecclésio-canonique évoquée est en soi plus dure que le constat lui-même…
[1] J. Meyendorff, “One Bishop in One City (Canon 8, First Ecumenical Council)”, in St Vladimir’s Seminary Quarterly, vol. 5, nos 1-2 (1961), p. 54-62 ; Idem, Orthodoxie et Catholicité, Paris 1965, p. 99-108.
[2] J. Gaudemet, Le gouvernement de l’Église à l’époque classique [IIe partie, Le gouvernement local], t. viii, vol. 2, Paris 1979, p. 124.
[3] J. Gaudemet, Le gouvernement de l’Église à l’époque classique…, op. cit., p. 124.
[4] Le canon 28/IVe s’oppose au chevauchement non ecclésiologique des juridictions patriarcales, à leur extension hors de leurs limites géo-patriarcales, d’autant plus à la co-territorialité patriarcale anti-canonique. C’est pourquoi il a tracé les limites de chacun des cinq patriarcats (de la Pentarchie canonique), de sorte que les territoires situés hors des cinq Patriarcats – et de l’Église autocéphale de Chypre – reviennent, d’un point de vue ecclésiologique, au Patriarche de Constantinople – dit œcuménique précisément pour cette raison. Ce dernier est le seul et unique évêque de ces territoires qui, placés sous sa juridiction ecclésiologique par décision conciliaire, constituent, dès lors, le Patriarcat œcuménique de Constantinople. Par conséquent, il est clair que le 28e canon, loin de transformer le Patriarcat œcuménique en Église universelle (sic), ainsi que l’affirment ceux qui contestent son œcuménicité, instaure au contraire une juridiction ecclésio-canonique unique dans les régions situées hors du territoire des Églises établies localement. Il ne s’agit donc pas d’une Église universelle, ainsi que cette épithète l’indique.
[5] Sur cette intéressante question ecclésio-canonique, voir Gr. D. Papathomas, L’Église autocéphale de Chypre dans l’Europe unie (Approche nomocanonique), Thessalonique-Katérini, éd. Épektasis (coll. « Bibliothèque nomocanonique », no 2), 1998, p. 81-96.
[6] Cf. Entretien avec Alexis II, Patriarche de Moscou et de toute la Russie, dans le journal To Vima, ar. f. 14658/8-1-2006 (en grec), ainsi que l’article-réponse de Daniel Struve dans sa “Réponse au père Grégoire Papathomas”, in Le Messager Orthodoxe, vol. 141 (II/2004), p. 73-88, à propos de la question ecclésiastique estonienne.
[7] Au lieu de se limite ou est restreinte, comme il serait canoniquement juste.
[8] De toute évidence, entendons les fidèles ; souligné par nous.
[9] À ce propos, voir Gr. D. Papathomas, “De l’altérité et de la communion ecclésiales conciliaires à [deux déviations symétriques] : l’Église nationale et l’Absorption ecclésiale. (Le cas de l’Absorption ecclésiale aux Pays Baltes, en Estonie et en Lettonie, au nom de l’“uniformité” de l’Église nationale)”, in L’Année canonique, t. 48 (2006), p. 125-133. De même, in Épiskepsis, t. 38, n° 680 (30/11/2007), p. 5-21 et 4-19 (bilingue : en grec et en français respectivement), in Synaxie, n° 104 (10-12/2007), p. 25-36 (en grec), in The Messenger [Londres], n° 5 (2/2008), p. 30-47 (en anglais), in Usk ja Elu, t. 5 (1/2008), p. 23-43 (en estonien), et in Inter [Cluj-Napoca], t. II, n° 1-2 (2008), p. 484-495.
[10] Pour une analyse de cette question, voir Gr. D. Papathomas, Questions canoniques (Essais d’Économie canonique), Thessalonique-Katérini, éd. Épektasis (coll. « Bibliothèque nomocanonique », no 19), 2006, p. 145-173.
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