mercredi 17 août 2011


Archim. Grigorios D. Papathomas

Professeur de Droit Canon à l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris







Le secret (ajpovrrhton) dans le Christianisme orthodoxe









— Introduction

A. Approche théologique


         • Le secret et l’icône

B. Approche canonique


         • Le secret dans les canons

         • Le secret et la confession

C. Approche juridique


         I. Code Pénal

         II. Code de Procédure Pénale

         III. Code de Procédure Civile

— Épilogue-Conclusion





Colloque-Journée d’Études

“Le secret dans les Religions”

organisé par les CNRS-“Société, Droit et Religion en Europe”-U‘RS’S

Palais Universitaire

Strasbourg, le 7.12.2001

 


 


 


 


 


 


 




21. Le secret (ajpovrrhton) dans le Christianisme orthodoxe








                « Il est des hommes dont les actes sont manifestes avant même qu’on les juge ; chez

                d’autres au contraire, ils ne le deviennent qu’après. Les bonnes œuvres, pareillement,

                sont manifestes ; même celles qui ne le sont pas ne peuvent rester cachées ».

                                                                                                                          (1 Ti 5, 24-25).





         Tout d’abord, je voudrais remercier la “Société, Droit et Religion en Euro­pe” ainsi que la Faculté de Théologie Catholique et l’Institut de Droit Canonique de l’Université Robert Schuman de Strasbourg, qui m’ont proposé une partici­pa­tion à cette “Journée d’Études” assez spécifique. Il s’agit en effet d’une rencon­tre réali­sée dans le cadre d’une galaxie des différentes approches concernant une question devenue récemment d’actualité, alors que les sources historiques mon­trent bien que la question du secret demeurait une question d’actualité à toute époque aussi bien pour la vie politique que pour la vie religieuse en général.



         Pour entrer dans le vif du sujet, je suis de l’avis qu’il faut distin­guer deux cas différents et en fait opposés d’utilisation du secret sans que cela soit considéré comme une distinction de type manichéiste : le secret convenable, d’une part, et le secret abominable, d’autre part. Le premier cas vise tout secret qui peut servir positivement l’homme et les rapports humains tel que le secret pédagogique, le secret canonique, le secret professionnel, le secret de la révé­lation progressive… En revanche, le deuxième cas demeure par définition négatif, étant donné qu’on essaie de servir du secret au détriment de l’homme et des relations humaines, malgré que le prétexte invoqué se présente, dans la grande majorité de cas, géné­reux et courtois. C’est une distinction générale qui peut contenir plusieurs sous-cas, mais ce n’est pas ici qu’il faut chercher le “fil d’Ariane” qui nous conduira à l’acquisition de ce qu’on examine ici aujourd’hui.



         Pour aborder donc la question du secret, en ce qui me concerne, je pro­pose de l’examiner de trois points de vue : 1) d’un point de vue théologique, 2) d’un point de vue canonique et — puisque juste après ce petit symposium une autre “Journée d’Études”, purement juridique, étudiera cette question — 3) d’un point de vue juridique. Ce dernier point n’est qu’un petit goût de la réalité ju­ri­dique en Grèce sur notre question, car, étant donné les rapports institution­nels de “co-réciprocité” (sunallhliva) entre l’Église orthodoxe et l’État hellénique eu­ropéen, cette étude comparative mérite un coup d’œil.





         A. Approche théologique



         Avant tout, pour la théologie de l’Église et si je l’exprime bien, le secret, comme situation et caractéristique humaines, a apparemment la même durée temporelle que l’histoire de la chute de l’homme, c’est-à-dire que c’est un élé­ment qui ne peut être rencontré qu’à la suite de la chute de l’homme. Autrement dit, le secret ne peut exister que dans la sphère de la création après la chute. Il n’existait pas avant la chute du monde créé et il n’existe pas dans l’Incréé. En effet, le secret s’introduit dans l’Histoire humaine dès l’instant où l’homme re­jette l’exhortation que Dieu lui avait adressée « de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal »[1]. Mais après qu’ils l’eurent fait et qu’ils eurent pris peur, « Adam et sa femme se cachèrent de la face du Seigneur Dieu »[2]. Ce sont cette disposition à la dissimulation et cette peur — comme absence d’assu­mer leur propre responsabilité —, qui donnèrent en fait naissance au secret. Le secret s’introduit donc comme le fruit d’un libre choix de l’homme, qui a eu comme conséquence immédiate la rupture de la communion, d’une communion personnelle, avec Dieu d’abord et par suite, en raison de l’intrusion de la mort, avec ses semblables et la création toute entière. De même c’est le secret qui l’a fait expulser du Paradis, c’est-à-dire l’adoption du secret comme une attitude autre que celle que Dieu lui avait proposée, la transparence aux autres.



         Le secret est, donc, une caractéristique de ce monde présent et déchu, et non pas du Royaume. Or le secret est un élément historique et, par conséquent, il ne peut être qu’une utopie pour le Royaume, une utopie eschatologique. Cette dernière constatation constitue la clé herméneutique qui permet comprendre la raison principale et profonde de l’Orthodoxie ecclésiale qui souhaite à tout prix écarter non seule­ment le deuxième cas du secret, celui du secret abominable, mais les deux cas en vrac. La vie et l’ascèse orthodoxes sont en effet axées dans la perspective eschatologique puisque, justement, « notre cité, à nous, est dans les cieux »[3], comme nous le rappelle l’apôtre Paul, et c’est cette cité qui, depuis la résurrection du Christ, entre dans l’Histoire, afin qu’on puisse goûter déjà cette réalité eschatolo­gique. Cette attitude de l’avant-goût du Royaume, ce modus vivendi, a des ré­per­cussions dans la vie personnelle et communionnelle des participants, les fi­dè­les, les membres du corps du Christ, du Christianisme qui se veut ortho-doxe. Parmi les perspectives de cette politeia, figurent des ef­forts visant à écarter tout secret du sein de la vie personnelle et communionnelle.



         Il est vrai que la structure du secret crée, par définition, une barrière, un mur, un barrage, un compartiment étanche. De plus, le secret constitue une dis­tance au sein de la communion. C’est pour cela justement qu’il provoque une restriction de la communion per­sonnelle, une suppression de cette communion et une incapacité de développement réel d’une relation interpersonnelle. De même, le secret n’existe pas dans la vie et la commu­nion des Trois Personnes trinitaires qui sont l’archétype de la vie ecclésiale personnelle et communionnelle. Pour la vie donc et la praxis ortho­doxes, le secret est considéré comme ombre, comme absence de lumière. Or « Dieu est lumière »[4] incréée qui illumine le monde et l’existence lors de sa manifestation. « C’est lui qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et mettra en évidence les desseins des cœurs »[5]. Ici encore, le secret, comme d’ailleurs l’obscurité, n’est pas une réalité en soi ; ce n’est qu’une ab­sence, l’absence de lumière. Selon le Christianisme orthodoxe, nous n’avons pas deux principes suprêmes au sein de l’être, deux archès ontologiques, mais un seul. Le manichéisme, aussi bien comme conception que comme pratique, n’exis­te pas au sein de l’Orthodoxie ecclésiale. En effet, l’Orthodoxie ecclésiale ne vit pas et, par conséquent, ne reconnaît pas l’existence de deux principes opposés, tels la lumière et l’obscurité, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, la trans­pa­rence et le secret. Tout au contraire, l’obscurité est l’absence de la lumière, de même le secret abominable est l’ab­sence de la transparence, de la vérité et de la commu­nion. Enfin, l’Église orthodoxe vit la perspective eschatologique tracée par Jésus-Christ : « Rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est secret qui ne sera connu »[6]… Car « c’est ce qui pa­raîtra au jour où Dieu jugera le comportement caché des hommes »[7].



         Par ailleurs, les altérités qui ne recherchent point de communion entre elles adoptent facilement le secret, car la communion ne favo­rise pas la pratique ni le développement du secret. Là donc où la communion n’est pas la vision ultime de vie, l’altérité s’autonomise de façon absolue. C’est ainsi que chaque altérité idéologique, nationale, raciale, ethnique, sexuelle (hétéro-hypostatique), sociale ou autre se développe et elle a besoin du secret pour garantir son être intact. Mais, « il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme li­bre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, nous ne sommes qu’un en Jésus Christ »[8]. Or l’“être-en-communion” efface toutes les condi­tions préalables qui permettraient au “mal secret” d’exister, au mal secret d’exister contre les autres altérités ou contre l’autrui qu’il soit “Juif ou Grec”, “esclave ou homme libre”, “homme ou femme”.



         Comme nous pouvons le constater, le secret ne trouve pas de justification au sein du Christianisme orthodoxe, et son rôle est très restreint et limité, étant donné que son champ ne peut être que l’aspect individuel — en raison de la fai­blesse humaine — mais non plus l’aspect communautaire et commu­nion­nel. En tout cas, le secret bien fondé dans ce monde présent demeure une impossibilité et une utopie eschatologiques… Prenons un exemple seulement à titre indicatif :



         Le secret et l’icône



         Le concept, la structure de l’icône ainsi que sa présence au sein de l’Église orthodoxe, excluent les conditions favorables pour que le secret existe essen­tiel­lement et ontologiquement dans la manifestation liturgique de l’Église. En oppo­sition avec la peinture selon l’esthétique moderne, qui joue beaucoup avec l’ombre, le centre de l’icône est placé sur le visage. Le triangle intelligible, noéti­que, composé de deux yeux et de la bouche constitue la base et le point de départ de l’icône. C’est donc la lumière qui enveloppe le visage et l’ensemble de la per­sonne icônisée, et c’est cette lumière qui repousse rayonnement toute ombre et toute obscurité vers toutes les directions. Le secret ne trouve pas sa place sur l’icône. Le visage et, par extension, la personne deviennent alors le centre de la lumière qui éloigne toute ombre, tout secret. Cela reflète la vision trinitaire des rapports personnels qui sont basés sur cette lumière incréée. Voilà en deux mots le contexte théologique du secret.





         B. Approche canonique



         Quoique l’existence du secret soit un inconvénient, l’Église l’a reconnu dans le cadre uniquement personnel de chaque fidèle, — mais elle ne l’a jamais accepté dans le cadre communautaire, puisqu’il est un élément caractéris­tique de la chute et le fruit de l’éloignement de l’homme de Dieu —, et cela à cause du mystère de la personne humaine qui réside dans l’intimité et l’unicité de son cœur. Cela étant, aussi bien la Tradition canonique de l’Église que la praxis de la confession ont bien défini les conditions de sa présence et de son rôle au sein du corps ecclésial.



         Le secret dans les canons



         La vision théologique du Christianisme orthodoxe que nous venons de présenter ainsi que le contexte ecclésial dans lequel il envisage cette question explique pourquoi il n’existe pas beaucoup d’éléments au sein de la Tradition et des sources canoniques du 1er millénaire. En fait, l’espace où cela se manifeste diachroniquement est bien la confession sur des questions personnelles. (À vrai dire, on ne trouve dans les sources canoniques anciennes aucune référence à la “confession”… Mais cela c’est une autre question qui dépasse le cadre de notre recherche). Néanmoins, il faut d’abord examiner certains textes canoniques.



C. 18/IVe. Qu’un clerc ne peut prendre part à une société secrète ou à une coterie : « Le crime de conjuration ou de coterie étant déjà défendu par la loi civile, doit être à plus forte raison prohibé dans l’Église de Dieu ; si donc il est prouvé que des clercs ou des moines se sont conjurés ou bien ont formé une coterie ou bien ont ourdi des machinations contre des évêques ou contre leurs collègues dans le clergé, ils doivent déchoir de leur grade »[9].



         Le contenu de ce canon conciliaire a été repris ultérieurement et presque textuellement par le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691).



C. 34/Quinisexte. De ceux qui prennent part à une conjuration ou à une cabale contre un évêque ou un clerc : « Le saint canon édictant en termes exprès, que « le crime de société secrète ou fatrie, étant déjà défendu par la loi civile doit être à plus forte raison prohibé dans l’Église de Dieu », nous aussi voulons l’ob­ser­ver ; en sorte que « les clercs ou les moines qui se sont unis par serment ou com­plotent et ourdissent des machinations contre des évêques ou contre leurs con­frères dans le clergé, qu’ils soient complètement dépouillés de leur gra­de » »[10].



         D’après ces deux canons :

— Est un crime : le fait de procéder à un acte qui fait se regrouper des person­nes contre d’autres personnes ou groupes humains (c’est bien le cas de la coterie), en utilisant, parmi d’autres techniques, celle du secret. De même, est éga­le­ment considéré comme un crime le fait de provoquer une conjuration [contre et] au détriment d’une ou de plusieurs personnes. Il est évident que ces deux actes présupposent un agissement secret et non transparent pour être perpétré à l’insu de la personne concernée. C’est justement ce “non transparent” donc qui introduit une ombre dans les rapports humains. Il n’en faut pas plus pour pro­voquer la réaction très ferme et catégorique des canons qui souhaitent exclure toute sorte d’ombre au sein des relations humaines.

— Le canon vise également d’une façon générale “ceux qui nous gouvernent”[11] ; autrement dit, le chef, le proéstos d’une communauté, ceux qui ont assumé la tâche spécifique de gouverner et de guider un peuple. « Tu n’insulteras pas le chef de ton peuple »[12]. Or l’utilisation du secret contre les responsables ecclésiasti­ques ou politiques d’un peuple est bien repoussée et exclue.

— Un clerc ne peut pas être membre d’une société secrète ou d’une fatrie ni prêter serment. Le fait de prêter serment conduit en fait à la nécessité et la nais­sance du secret. Rien que plus pour être, par définition, exclu de l’Église ortho­doxe. « Et moi, Jésus-Christ nous rappelle, je vous dis de ne pas jurer du tout »[13], avant que l’apôtre Jacques ajoute : « Mais avant tout, mes frères, ne jurez pas »[14]. Le serment, par principe, crée une conspiration, une conjuration à une alliance se­crète. C’est donc le serment qui est au cœur de cette coalition non transparente. Par conséquent, “être chrétien” et “prêter serment” sont deux perspectives con­tradictoires. La présence de la première repousse constamment la deuxième.

— Ce qui est valide pour les clercs l’est également pour les laïcs. Car les moines, conformément à leur statut communautaire ecclésial pour la Tradition ca­no­ni­que, ne font pas partie du corps du clergé ; ils sont placés parmi les laïcs. Or ce canon vise directement les laïcs, malgré le fait qu’ils ne soient pas no­mi­na­le­ment cités dans les textes canoniques.



         La Tradition canonique de l’Église ne s’arrête pas là ; elle vise d’autres cas parallèles et il est intéressant au moins de les citer.



C. 8/VIIe. Qu’il ne faut point recevoir dans l’église les Juifs, à moins qu’ils ne se convertissent d’un cœur sincère : « Vu que certains sectateurs de la religion juive dans leur erreur ont imaginé de se moquer du Christ notre Dieu, feignant d’être chrétiens et reniant le Christ en secret, en gardant en cachette le sabbat et accomplissant d’autres rites de la religion juive : nous ordonnons qu’on n’ad­met­te de telles gens ni à la communion, ni aux offices, ni à l’église, mais qu’ils res­tent juifs selon leur propre religion, et qu’ils ne fassent point baptiser leurs enfants, ni n’achètent ou possèdent un esclave. Si cependant quelqu’un d’entre eux se convertit d’une foi sincère et confesse le christianisme de tout cœur, dé­voilant publiquement leurs coutumes et leurs rites au point de reprendre et cor­riger d’autres personnes, celui-là qu’on le reçoive et qu’on le baptise lui et ses enfants et qu’on s’assure qu’ils ont renoncé aux manières de vivre juives ; s’il n’en est pas ainsi, qu’on ne les reçoive point »[15].



— Le canon ici vise quelqu’un qui se présente comme chrétien et en réalité, secrètement, il agit autrement qu’un chrétien. On évoque également la notion de l’hypocrisie qui est liée au secret ou qui fait plutôt partie du secret.



C. 4/IIIe. Des clercs sectateurs de Nestorius : « Si certains clercs apostasient et osent prendre parti, secrètement ou publiquement, pour Nestorius, ils sont eux aussi déposés par le saint Concile [d’Éphèse] »[16].



— Tout acte secret peut apporter la sanction de la déposition d’un clerc comme l’excommunication d’un laïc, d’après notamment la commande très ferme du 3e Concile œcuménique d’Éphèse (431), reprise par la suite par d’autres Conciles œcuméniques et locaux de l’Église.



         Le secret et la confession



         Les premiers chrétiens se confessaient publiquement. C’est une praxis dis­parue sous cette forme depuis le 4e siècle, mais qui a pris une autre forme gardant le noyau de cette pratique. Je cite deux cas à titre indicatif, mais il y en a encore bien d’autres : le monachisme (révélation — non des péchés mais, en premier lieu — des pensées [logismoiv] sur une base quotidienne) et l’ordination (présen­tation des actes déjà commis qui constituent des empêchements à l’ordination, selon la praxis ecclésiale de la confession : « dis-le à l’Église »[17]).



         Examinons le secret fondé sur la confiance dans les relations pastorales, dont fait partie le secret de la confession au sein de l’Église orthodoxe. La structure de la confession est telle que les paroles exprimées ou les actes décrits sont gardés sous silence. Il est vrai que le prêtre — comme l’évêque d’ailleurs —, dans la grande majorité des cas, est la personne la plus investie de la confiance de la communauté des fidèles. On ne peut pas imaginer — si on n’a pas réellement l’expérience directe — combien de choses on peut entendre de cet “abîme” qu’est bien l’être humain, « l’homme caché du cœur »[18]. Les pères de l’Église qui étaient suffisamment conscients de cette réalité humaine envisageaient ce fait d’une façon très positive et encourageaient les fidèles à se confesser pour tout. Autrement dit, pour toute chose non seulement réalisée mais aussi pour toute chose qui est née au sein de la pensée humaine. J’ose même dire que les prêtres qui procèdent à la confession — au sein de l’Église orthodoxe, les prêtres ne confessent pas tous ipso facto, mais seulement ceux qui ont reçu la permission, la bénédiction de l’évêque —, connaissent mieux que tous les autres les hommes, la société et les secrets intimes de leurs âmes. Lorsque le prêtre est conscient de sa mission très spécifique, il peut vraiment épauler la personne. C’est justement là la clé et le critère qui peuvent donner une réponse à notre recherche. Mais, comment ?



         D’après l’expérience orthodoxe, la confession peut concerner deux as­pects : l’aspect personnel et l’aspect “communautaire”, c’est-à-dire ce qui touche autrui. En fait, ces deux cas sont communautaires, mais leurs répercussions sont différentes. Pour le premier aspect, l’aspect personnel, le terrain est relativement plus facile. Que se passe-t-il, lorsqu’on constate que les éléments dévoilés à la confession touchent directement d’autres personnes ? Comment le prêtre — ou l’évêque — agit-il ? Comment doit-il agir ? Et notamment lorsque les actes con­fessés tombent sous le coup des lois étatiques ? Dans ce cas-là, le prêtre est en fait invité à agir sur deux niveaux : soutenir ontologiquement la personne pour qu’elle se réconcilie avec elle-même et l’aider à assumer la responsabilité de ses actes[19] ; cela contribue, d’après l’expérience patristique, au mûrissement de la personne. Cette démarche peut porter des fruits pour passer à l’étape suivante : sensibiliser la personne pour agir, à son propre gré, dans la perspective de restaurer la divergence avec la ou les personnes concernées, mais également dans la perspective de communiquer, elle-même, aux instances de la société le problème résultant de ses actes ou éventuellement persuader la personne à arrêter un projet en cours au détri­ment d’autres personnes. Néanmoins, c’est une démarche très sensible, qui pré­suppose le consentement total de la personne. (Car, si cela est fait sans le consen­tement de la personne, dans ce cas-là, le prêtre cède — et à tort — à une pression extérieure qui a pour effet la suppression du sacrement de la confession, sacre­ment dont la confidentialité est une des qualités intrinsèques[20]). Alors, c’est justement là où le prêtre peut agir positivement et avec efficacité.



         En effet, étant donné que la personne qui approche de la confession, pour le faire, a pris conscience de ses actes et réalise ainsi une décision intime de com­muniquer ce qui, disons, la gêne intérieurement, cela est un grand pas et il faut le voir ainsi. Mais il faut un certain temps pour travailler au niveau personnel avant de procéder à tout autre démarche qui aura certainement comme protago­niste la personne, non pas le prêtre, mais avec le concours du prêtre-père spirituel. Or, puisque la personne a fait ce premier pas, cela suffit pour qu’on l’aide à suivre le cheminement de réconciliation et de restauration com­mu­nionnelles. C’est ainsi également que la personne se réintègre au sein de la communion rompue. Saint Grégoire de Nysse saisit avec discernement cette distinction :



C. 4/Grégoire de Nysse. Des péchés commis par concupiscence et plaisir char­nel : « […]. La distinction suivante est aussi à faire à propos du repentir de ceux qui ont péché par plaisir charnel : celui qui de lui-même vient s’accuser de son pé­ché, du fait même qu’il s’est fait, de son propre mouvement, accusateur des péchés secrets, en homme qui a déjà commencé à guérir sa passion et donné une preuve de sa conversion vers le bien, trouvera plus de miséricorde dans les pénitences proposées ; en revanche, celui qui a été pris en flagrant délit ou par suite d’un soupçon ou d’une accusation et qui a été malgré lui convaincu d’avoir péché, aura la longue durée de pénitence, de manière qu’il soit soigneusement purifié avant d’être admis à la communion des dons sanctifiés. […] »[21].



         De ce canon, il résulte que le père spirituel dans son discernement doit user parfois du secret, mais ce dernier ne constitue pas une fin en soi.



C. 2/Grégoire de Néo-Césarée. Contre la cupidité : « Voilà pour ces cas. C’est déjà chose terrible que la cupidité et il n’est pas possible de citer dans une lettre les paroles divines, qui dénoncent comme un mal à fuir avec hor­reur non seulement le vol, mais en général la cupidité et de toucher aux biens d’autrui poussé par la malhonnêteté, et tout homme de cette sorte est exclu de l’Église de Dieu ; mais que quelques-uns aient osé, au temps de l’incursion des barbares, au milieu des lamentations et de tant de pleurs, estimer que ce temps de malheur général pouvait être un temps de profit pour eux-mêmes, c’est là le fait de gens impies et haïs de Dieu, sans mesure dans leur inconvenance. C’est pourquoi nous avons décidé de les exclure tous de l’Église, de peur que la colère de Dieu ne tombe sur tout le peuple et en premier lieu sur les pas­teurs qui se seraient abstenus de les punir ; car « je crains, dit l’Écriture, qu’un impie n’entraîne le juste dans sa perte »[22], « la fornication et la cupidité, dit l’apôtre [Paul], voilà ce qui attire le courroux de Dieu sur les fils de la désobéissance »[23] » [24].



         Et le canon patristique conclut de la même manière et avec le même con­te­nu que nous venons d’évoquer dans la première partie concernant l’approche théologique de la question. Il nous propose de “réprouver le mal secret” où qu’il existe, faisant référence à l’Apôtre Paul :

« N’ayez donc rien de commun avec eux ; autrefois, en effet, vous étiez ténè­bres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; marchez donc comme des enfants de lumière ; tout ce qui est bon, juste et vrai, est fruit de la lumière ; examinez ce qui est agréable au Seigneur et ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres, mais plutôt réprouvez-les ; car on a honte même de dire ce que ces gens font en secret ; mais tout ce mal dévoilé par la lumière apparaîtra aux yeux de tous »[25]. Voilà ce que dit l’Apôtre [Paul] »[26].



         Enfin, pour compléter l’approche canonique de la question du secret, l’Église orthodoxe ne fonctionne pas sur le principe de posséder des Archives secrètes. La structure et la nature synodales de l’Église sont telles que le secret ne peut pas les conditionner. De même, l’Église orthodoxe ne stipule pas des pro­tocoles secrets et n’entretient pas non plus des rapports secrets, diplomatiques ou autres, avec les États ou des organismes de droit public ou privé ; cela est incom­patible aussi bien avec son identité qu’avec sa nature.





         C. Approche juridique



         Comme une suite est prévue, dans une deuxième étape, sur la recherche visant la place du secret dans notre vie, juridique cette fois-ci, j’ai pensé qu’il serait profitable pour notre effort commun de citer ici brièvement l’expérience juridique d’un pays à majorité orthodoxe, étant donné que, à plus forte raison, une législation ad hoc existe en Grèce, pays-membre de l’Union Européenne, concernant la protection juridique du “secret religieux”.



         Tout d’abord, en Grèce et d’un point de vue juridique, le secret de la con­fession fut initialement affermi — sous l’influence du droit allemand — par la loi statutaire étatique 201 du 9-7-1852, constituant alors la première Charte sta­tu­taire de l’Église de Grèce. Cette loi est mo­difiée par la suite par l’article 76 de la décision révolutionnaire du 31-12-1923.



         Ensuite, il existe trois codes législatifs helléniques qui visent la question que nous examinons aujourd’hui : a) le Code Pénal, b) le Code de Procédure Pénal et c) le Code de Procédure Civile. Là il faut encore reconnaître que, au cours de deux derniers siècles, la législation française cette fois-ci a beaucoup influencé la législation hellénique sur la protection du secret de la confession.



         I. Code Pénal (CP)



Article 371[27]



Violation de la discrétion professionnelle



         « 1. Sera puni d’une amende ou d’un emprisonnement pouvant aller jusqu’à un an : tout clerc, avocat, […], médecin, sage-femme, infirmier, pharma­cien, ainsi que tout autre personne qui se voit confier des secrets personnels en raison de sa profession ou de sa qualité, si cette personne révèle un secret personnel qui lui a été divulgué ou dont elle a pris connaissance en raison de sa profession ou de sa fonction. 2. […] ».



         D’après le Code Pénal hellénique mais aussi d’après la jurisprudence pénale — les deux sont unanimes sur ce point —, le clerc se doit de garder la discré­tion, non seulement sur ce qui aurait pu lui être divulgué à travers la confes­sion, mais également sur ce dont il aurait pu avoir connaissance, en tant que ministre du culte, même en dehors de la confession. De même, d’après l’article 175 du Code Pénal, est un clerc (ministre du culte) celui qui porte l’un des trois degrés du sacerdoce (le diacre, le prêtre et l’évêque). Est ici également visé le ministre du culte de n’importe quelle religion tolérée ou connue en Grèce.



         En effet, il est intéressant d’étudier, en examinant cet article 371 du Code Pénal, si l’obligation de discrétion concerne seulement le clergé de la “religion prédominante”[28] en Grèce, ou bien s’il s’impose aussi à des ministres du culte d’autres dogmes et religions. Autrement dit, la question se pose aussi de savoir si l’obliga­tion de discrétion et de confidentialité concerne autant les ministres du culte étran­gers que les ministres du culte hellènes. En fait, la loi n’opère aucune distinction quant au dogme ou à la religion : sont concernés tous les ministres du culte non seu­lement ceux qui appartiennent à l’Eglise orthodoxe, mais également ceux de tout autre religion tolérée ou (re)connue en Grèce. Mais la question de l’extension de l’interdiction pénale de l’article 371 du Code Pénal aux étrangers a suscité une vive polémique. Une question similaire se pose dans l’interprétation de l’article 212 du Code de Procédure Pénale[29], quant à l’exonération ou non des ministres du culte étrangers de la déposition en tant que témoins. En tout cas, le droit hellénique n’opérant pas de distinction entre ressortissants hellènes et étran­gers, les dispositions ci-dessus s’appliquent éga­le­ment aux ministres du culte étrangers.



         II. Code de Procédure Pénale (CPP)



Article 212[30]



Secret professionnel des témoins



« 1. La procédure est frappée de nullité, si, au cours de la préparation de celle-ci, ont été interrogés : a) les ministres du culte sur ce qu’ils ont appris au cours de la confession ; b) […] ; c) […] ; d) […].

2. L’interdiction formulée au § 1, aux cas a, b, et c, demeure valable, quand bien même les personnes visées auraient été délivrées de leur obligation de respecter le secret professionnel par celui qui leur a confié ce même secret.

3. Tous les témoins visés ci-dessus ont l’obligation de déclarer sous serment à celui qui les interroge que s’ils déposaient, ils violeraient les secrets visés au § 1. Néanmoins, toute déclaration mensongère encourt les sanctions par lesquelles le Code Pénal punit le faux serment ».



         Avant de procéder à une interprétation sommaire des dispositions de deux articles, une remarque ici est indispensable dans le sens d’examiner la notion du secret. Le titre de l’article 212 du Code de Procédure Pénale mentionne le “se­cret professionnel des témoins”, alors que dans le titre correspondant de l’artic­le 371 du Code Pénal, il est question de “violation de la discrétion profession­nelle”.



         En ce qui concerne les clercs, les ministres du culte ne sont pas interrogés en la qualité de témoins sur ce dont ils ont pris connaissance au cours de la con­fession, ni au cours de l’instruction, ni au cours du procès proprement dit. La procédure est même menacée d’annulation. Par conséquent, ils ne sont pas sou­mis, comme les autres personnes visées restrictivement par le § 1, à l’obligation de se présenter devant le tribunal et de prêter serment. Là encore, à titre d’infor­mation, la disposition correspondante du Code de Procédure Civile, l’article 399, § 1, donne une solution identique : « Ce que les clercs apprennent par la con­fes­sion, ils ne sont pas obligés de le révéler » [31].



         Par ailleurs, l’interdiction faite aux ministres du culte de déposer, en la qualité de témoins, sur des faits appris lors de la confession, ne concerne pas seulement les “clercs en activité”, mais également ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ont perdu le statut de ministre du culte. À plus forte raison, l’interdiction s’impose notamment aux clercs retraités ou en congés. Cette interdiction ne peut être levée, même dans l’hypothèse où le confessé aurait clairement permis au ministre du culte de faire usage de ce qu’il a appris au cours de la confession.



         Or en raison de l’importance du sacrement de la confession, notamment en tant que moyen également pédagogique de l’Église, les confesseurs sont exempts de l’obligation de témoigner concernant ce qu’ils ont appris en confession. Il s’agit là de prêtres spécialement autorisés à confesser par une autori­sation épisco­pale nommée “éntaltirion” (ordonnance spéciale). Cependant, l’exo­nération des ministres du culte de l’obligation de témoi­gner concerne non seule­ment ce qu’ils ont appris lors de la confession, mais aussi toute information confi­dentielle révé­lée au clerc, et tout conseil confidentiel de­mandé au prêtre par le fi­dèle. Ceci permet de protéger également les ministres de tout culte reconnu ou toléré ne connaissant pas le sacrement de la confession.



         L’interprétation de l’article 371, § 1, du Code Pénal tire de cette dis­posi­tion une interdiction générale, à tout ministre du culte (ou ses assistants), de divul­guer les secrets personnels qui leur ont été confiés, non seulement en con­fession, mais plus généralement dans toute situation où ces secrets ont été révélés au prêtre en vertu même de sa qualité de clerc[32]. Par conséquent, dès lors que le de­voir de discrétion des ministres du culte, tiré de l’article 371, § 1, du Code Pénal, a une telle envergure, l’interdiction qui leur est faite de témoigner (article 212, § 1, du Code de Procédure Pénale) doit avoir la même étendue, et cela tant lors de l’instruction que lors de l’audience.



         III. Code de Procédure Civile (CPC)



Articles 399, 400 et 401[33]



         La solution adoptée par le Code de Procédure Civile est encore plus pré­cise, et ne permet pas de marges d’interprétation étendues. Ce Code subdivise les ministres du culte dans les trois catégories suivantes :

1. Ceux qui sont juridiquement incapables de témoigner sur un secret connu en confession (article 399, § 1, du CPC, correspondant exactement à l’article 212 du CPP). Il s’agit là d’une interdiction absolue.

2. Les témoins exonérables, parmi lesquels se trouvent non seulement les ministres du culte, mais également d’autres personnes nommées à l’article 400, § 1, du CPC. Cet article dispose clairement que, lorsqu’ils sont convoqués en tant que témoins, les ministres du culte ne sont pas interrogés sur « les faits réels qui leur ont été confiés ou qu’ils ont constaté dans l’exercice de leur activité ; ces faits étant protégés par une obligation de discrétion, sauf en cas d’auto­risation par la personne qui a révélé les faits, et par la personne concernée par le secret ». Il s’agit là d’une interdiction relative.

3. Les ministres du culte qui ont la simple faculté de refuser le témoignage sur « des faits dont ils ont eu connaissance dans l’exercice de leurs fonctions » (article 401 du CPC), visant les ministres du culte, mais également les avocats, les notai­res, les médecins, les pharmaciens, etc.



         D’après la législation hellénique donc, le ministre du culte n’est pas obli­gé de témoigner, car cela porterait attein­te aux droits du confessé ; la mo­ti­vation de la loi (“ratio legis”) est de protéger le secret à tout prix. Voilà comment en quel­ques mots et dans la perspective européenne on a pu montrer certains aspects juridiques et législatifs helléniques sur la question.





         Épilogue-Conclusions



         Sur le secret :

• La vision théologique demeure eschatologique et reste très ferme et catégori­que : puisque le secret n’a pas de place ni dans la vision des rapports trinitaires, ni dans celle des rapports divino-humains, les rapports humains sont invités à adop­ter le même mode d’exclusion du secret.

• La vision canonique se présente comme plus “réaliste” au niveau de l’His­toi­re : le secret, lié ici au mystère de la personne humaine, est (re)connu au niveau personnel. Mais la vision canonique s’associe également à la vision théologique concernant le secret abominable, le “mal secret”, et elle va dans le sens, avec le libre consentement de la personne concernée, de sa limitation et de son orien­ta­tion vers la transparence.

• La vision juridique hellénique est, au contraire, très stricte : le secret est juridi­quement protégé et donc il n’existe pas de mise en doute institutionnelle et so­cia­le. De plus, elle va dans ce sens que le prêtre, comme bien d’autres personnes et fonctionnaires, reste à l’abri d’une protection législative totale. L’aspect juri­di­que en matière ecclésiastique demeure incomparablement plus sévère que l’aspect théologico-canonique qui représente une condescendance particulière au niveau de la confession.



         Toutes les catégories de personnes auxquelles le CPP impose une inter­dic­tion générale de comparution en tant que témoins, en instruction ou à l’audience, ont une caractéristique commune : en raison de leur fonction et de la nature de leur activité, elles entrent inévitablement en contact avec certains faits et secrets appartenant à la sphère la plus intime de l’individu. Dans l’espoir de trouver auprès d’eux la guérison, la consolation, le soutien, etc., soutient la juris­prudence hellénique, l’individu est amené à s’extravertir et à leur divulguer des secrets qu’il ne confierait à aucun autre. Et il ne fait cela que s’il a la certitude que ces person­nes ne dévoileront ses secrets à personne. L’individu a confiance. C’est dans ce cas seulement, si celui-ci peut compter sur la discrétion absolue du prêtre, de l’avocat, du médecin, etc., que cet individu s’extravertira librement et sans réser­ves. Or ses secrets transmis sont considérés révélés, non pas à un être humain en général, mais à une personne ayant la qualité de prêtre. La pré­ser­va­tion de la sphère intime précitée, qui com­prend les faits secrets de la vie pri­vée de la personne, est absolument essentielle et liée à l’existence de l’être hu­main. C’est pour cette raison que cette sphère est ju­ridiquement protégée aussi par la Consti­tution hellénique, dans ses articles 2, § 1, et 5, § 1. Néanmoins, en ce qui con­cerne le secret au sein d’un groupe de personnes et, dans ce cas-là, au sein des religions, « contrairement à la liberté de la conscience religieuse, la liberté du culte est soumise à l’observation de certaines conditions. Selon l’article 13, § 2, de la Constitution, chaque religion doit être “connue”, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas avoir de dogmes secrets et que son culte ne doit pas être clandestin »[34].



* * *



         Saint Maxime le Confesseur (7e siècle) nous propose une vision qui éclaire beau­coup notre recherche commune aujourd’hui. Il utilise trois termes : « ombre », « icône » et « vérité »[35], pour désigner les trois phases consécutives de l’Histoi­re : celles “de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament et du Ro­yaume” res­pec­ti­vement. Cette perspective d’approche et de vision nous con­cerne tous. En effet,

a) Le temps de l’Ancien Testament, concerne « un mystère caché dans le silence depuis les temps éternels »[36], un secret qui se révèle progressivement (cf. le se­cret de la révélation progressive). Entre autres, l’épiclèse du roi David est très significative : « Voici, tu aimes la vérité dans les ténèbres, tu m’as fait connaître des choses non-déclarées et secrètes de ta sagesse »[37]. La qualification d’ombre maximienne est donc de facto justifiée.

b) L’“apparition” du Nouveau Testament “s’identifie” avec l’incarnation du Christ, « venu nous annoncer le mystère [gardé dans le silence] de Dieu »[38], qui « met en lumière à tous quel est le mystère de Dieu tenu caché depuis toujours en lui »[39]. Or le temps néo-testamentaire « achève l’annonce de la Parole de Dieu, le mystère tenu caché tout au long des siècles et que Dieu a manifesté maintenant à ses saints »[40]. C’est donc Jésus-Christ « qui, dans sa chair, a détruit le mur de séparation »[41]. Le “mur de séparation” justifiait la présence réelle du secret à l’“époque de l’ombre”. La révélation du Christ, qui a totalement renversé ce “mur de séparation”, apporte la lumière de Dieu[42] et, par conséquent, le secret disparaît ; il n’a plus de réalité en soi (bien qu’il puisse être toléré dans l’Histoi­re).

c) Enfin, on l’a déjà évoqué, le secret n’existe plus du tout dans le Royaume, car il n’a pas de place au sein de la vérité. « Aux jours où l’on entendra le septième ange, […], alors sera l’accomplissement du mystère de Dieu, comme il en fit l’annonce à ses serviteurs les prophètes »[43]. Or les “prophètes” de l’Ancien Testament connais­saient le mystère qui est tenu en secretombre — pour les autres. De même, “ces jours-là [le Royaume] sera l’accomplissement du mystère de Dieu”.

         Par conséquent, c’est l’entrée du Royaume dans l’Histoire qui relativise le rôle dominant du secret. Autrement dit, ce n’est pas la perspective vétéro-testa­mentaire “de l’ombre” qui donne réponse à notre question que nous abordons au­jourd’hui, mais c’est la perspective eschatologique “de l’icône et de la vérité” qui l’illumine…



* * *



         Par ailleurs, Dieu est présent dans la transparence comme dans le mystère des personnes, dans la transparence comme dans le mystère des relations entre personnes : « Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux »[44]. Dans le monde, Dieu s’est manifesté comme communion, comme communion trinitaire, où il n’y a pas de place pour le secret.



         Une des conséquences de la chute de l’homme est la présence évidente du secret dans notre vie. Et cela durera jusqu’à la résurrection commune, jusqu’au moment où « le secret de son cœur sera dévoilé »[45]. L’Église orthodoxe cons­ta­te et accepte sa présence par respect de la condition intermédiaire, intérimaire et transitoire, de l’homme, mais elle fait tous ses efforts au niveau personnel et com­munautaire pour restreindre progressivement son rôle. Car, il est vrai, c’est un risque de vivre sans secret dans nos relations personnelles avec les autres…



         Néanmoins, la caractéristique de notre société d’aujourd’hui est qu’elle crée, volontairement ou involontairement, une hiérarchisation dans les relations humaines, une graduation dans la confidence, la qualité et la communion des personnes. Dans une telle atmosphère, le secret prospère avec toutes les nuances que cela peut comporter, convenables ou abominables.



* * *



         Loin de prétendre à l’exhaustivité sur cette question, j’ai renvoyé pour la fin un autre aspect trop négligé dans notre recherche. L’amour et le secret sont deux éléments incompatibles. L’amour ontologique ne laisse pas de terrain pour le secret. Au contraire, lorsque l’amour se relativise, c’est justement cela qui permet au secret de se développer insidieusement et de provoquer ainsi la déca­dence de l’amour…



         Qu’on me permette un mot final plus poétique que scientifique, exprimé par les paroles du poète hellène et prix Nobel Odysséas Élytis qui s’associe, lui aussi, plutôt à la vision théologique et canonique de la tradition orthodoxe qu’à l’appro­che juridique, mais d’une autre manière :

         « Car, même une seule fois en la vie, quand retentit l’humain amour,

         en allumant étoile par étoile les firmaments splendides,

         en régnera à jamais, en tout lieu, l’écho divin…

         Et où que le mal secret se loge, il l’éprouvera…

         Où que le mal secret se loge, il l’éprouvera en s’allumant… ».





[1]   Gn 2, 17.
[2]   Gn 3, 8.
[3]   Ph 3, 20.
[4]   Jn 8, 12.
[5]   1 Co 4, 5.
[6]   Mt 10, 26 ; Lc 12, 2 ; cf. Mc 4, 22 ; Lc 8, 17.
[7]   Rm 2, 16.
[8]   Ga 3, 28.
[9]   Canon 18 du 4e Concile œcuménique de Chalcédoine (451).
[10]  Canon 34 du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691).
[11]  Voir les divines Liturgies de saint Basile le Grand de Césarée (4e siècle) et de saint Jean Chryso­stome (5e siècle).
[12]  Act 23, 5 ; cf. Ex 22, 27.
[13]  Mt 5, 34.
[14]  Jc 5, 12.
[15]  Canon 8 du 7e Concile œcuménique de Nicée (787) ; souligné par nous.
[16]  Canon 4 du 3e Concile œcuménique d’Éphèse (431).
[17]  Mt 18, 17.
[18]  1 Pi 3, 4.
[19]  Dans la pratique authentique de l’Église orthodoxe, le prêtre ne donne pas l’absolution. La for­mule que l’Église orthodoxe met dans la bouche du prêtre lui fait demander à Dieu d’accorder sa miséricorde à celui qui a avoué ses fautes.
[20]  Dans ce cas-là, le choix du clerc n’est que : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Act. 5, 29).
[21]  Canon 4 de saint Grégoire de Nysse († 395) ; souligné par nous.
[22]  Gn 18, 23.
[23]  Col 3, 5-6.
[24]  Canon 4 de saint Grégoire de Néo-Césarée († 270) ; souligné par nous.
[25]  Éph 5, 7-14 ; souligné par nous.
[26]  Canon 4 de saint Grégoire de Néo-Césarée († 270).
[27]  Voir Ath. C. Kontaxis, Code Pénal [Rapprochement de la théorie et de la praxis], vol. 2, Athè­nes, éd. Fr. P. Sakkoulas, 1991, p. 2445 (en néo-hellénique).
[28]  Constitution de Grèce, article 3, § 1.
[29]  Voir infra.
[30]  Voir Pan. An. Kaisaris, Code de Procédure Pénale, vol. 4, Athènes-Komotini, éd. Ant. N. Sak­koulas, 1987, p. 2709-2710 (en néo-hellénique).
[31]  Voir infra.
[32]  De même, la législation française qui a influencé la législation hellénique sur ce point prévoit à partir de l’article 378 du Code Pénal français (version ancienne) que « le prêtre est au nombre des personnes auxquelles s’applique l’obligation de conserver le secret non seulement lors­qu’il lui est confié en confes­sion, mais encore lorsqu’une révélation lui a été faite en dehors de la confession, en raison de son ministère ».
[33]  Voir ibid., p. 2721.
[34]  Char. Papastathis, “Le régime constitutionnel des cultes en Grèce”, in Consortium europÉen : rapports religions-État, Le statut constitutionnel des cultes dans les pays de l’Union Européenne [Actes du Colloque, Université de Paris XI, 18-19 novembre 1994], Mi­la­no, Giuffrè Editore (coll. Università Degli Studi di Milano-Pubblicazioni di Diritto Ecclesia­stico, n° 11), 1995, p. 155 ; souligné par nous.
[35]  Saint Maxime le Confesseur, Scovlion eij" to; Peri;  jEkklhsiastikh`"  JIerarciva" [Commentaire sur “De la hiérarchie ecclésiastique”], ch. 3, III, § 2, in P. G., t. 4, col. 137-138 D, et in Filokaliva tw`n Nhptikw`n kai;  jAskhtw`n, vol. 14 E, Thessalonique, E. P. E.-Grhgovrio" Palama`", 1993, p. 366. Plus précisément, le texte est ainsi conçu : « [en grec] Skia; ga;r ta; th`" Palaia`": eijkw;n de; ta; th`" Neva" Diaqhvkh": ajlhvqeia de; hJ tw`n mellovntwn katavstasi" ; [en latin] Umbra enim sunt ea quæ sunt Veteris Testamenti ; imago, ea quæ Novi ; veritas, status rerum futurarum ; [en français] Les réalités de l’Ancien Testament ne sont que de l’ombre, celles du Nouveau Testament sont l’image [icône], mais ce sont les conditions à venir qui sont la vérité ».
[36]  Rm 16, 25.
[37]  Ps 50, 8.
[38]  1 Co 2, 1.
[39]  Éph 3, 9.
[40]  Col 1, 26.
[41]  Éph 2, 14.
[42]  Jn 8, 12.
[43]  Ap 10, 7.
[44]  Mt 18, 20.
[45]  1 Co 14, 25.